Décision Santé. Quels sont aujourd’hui les héritiers de Galien ? Ne faudrait-il pas les chercher plutôt en Chine qu’en Occident?
Véronique Boudon-Millot. Je ne suis pas spécialiste de médecine chinoise. Et ne dispose guère de l’expertise nécessaire pour mesurer la part de l’héritage galénique dans leur pratique. Toutefois l’apport de Galien en sphygmologie, la discipline consacrée au pouls est considérable. Il a rédigé un vaste ensemble en seize livres uniquement consacré à cette technique. Galien se présentait comme celui qui avait introduit cette science à Rome et l’avait développée. Elle disposait d’un statut particulier. Le maître devait l’enseigner auprès du malade. La transmission par le livre n’est pas suffisante pour en percevoir toutes les subtilités. La pratique qui repose sur la multiplicité des prises de pouls s’avère indispensable.
De plus, cette technique permet aussi l’émergence d’un diagnostic personnalisé. Le pouls de chaque individu présente des particularités propres. Lorsqu’un jour Galien est appelé en consultation auprès de Marc Aurèle, l’empereur s’étonne que le médecin ne lui prenne pas son pouls. Galien lui répond que cela n’est guère utile, car il ne connaît pas son pouls à l’état normal.
Dans ce panorama, la fièvre est un autre facteur essentiel. Elle peut être tierce, quarte ou composée avec une infinité de combinaisons possibles. Prendre le pouls en l’absence de tout autre instrument de mesure permettait d’évaluer la gravité de la fièvre, voire de prédire la prochaine crise.
D. S. Si Galien revenait aujourd’hui, il serait également désarçonné par l’absence de culture philosophique des médecins d’aujourd’hui.
V. B.-M. Pour Galien, la médecine ne se comprend pas sans la philosophie. Il n’innove guère dans ce domaine. Mais renoue avec une tradition hippocratique qui a tendance à s’étioler à son époque, à savoir le IIe siècle après J.C. Pour Hippocrate, la médecine se constitue en tant qu’art en se séparant de la philosophie. Mais elle est nourrie par la philosophie. Les philosophes comme Thalès de Milet regardent le monde et réfléchissent sur ce qu’ils appelaient le macrocosme. Les médecins se penchent sur l’Homme et l’envisagent comme un microcosme. Il y a là un parallélisme très étroit entre l’univers et l’Homme qui obéissent aux mêmes lois, l’un réfléchissant l’autre qui se traduit par une alliance entre médecine et philosophie.
D. S. Est-ce là un trait de culture dominant partagé par la communauté médicale de l’époque ?
V. B.-M. Galien nous donne une image déformée de sa propre excellence. Mais de nombreux médecins étaient aussi philosophes. La médecine appartenait à la culture générale. C’est pourquoi Galien a bénéficié d’un tel écho dans le milieu cultivé romain. Il a simplement hissé cette culture de la philosophie au plus haut niveau. Et en a même tiré un manifeste intitulé Que l’excellent médecin est aussi philosophe.
D. S. Faut-il alors inciter à commencer l’apprentissage de la philosophie dès 14 ans comme Galien ?
V. B.-M. Cela a donné dans le cas de Galien de bons résultats... À 16 ans, il entreprend un double cursus et commence des études de médecine. À l’époque, ce début est considéré comme tardif. Des médecins même s’ils sont formés rapidement exercent souvent dès l’âge de 18 ans. À l’école des méthodistes, la formation se déroule sur six mois. L’apprentissage est aisé. Toutes les maladies sont le produit de deux mécanismes physiologiques, le resserrement et le relâchement. D’où un certain succès chez les jeunes pour cette théorie…
Comment est né l’intérêt de Galien pour la médecine ? Rappelons qu’il est originaire de Pergame. C’est alors, raccourci rapide, le Lourdes de l’époque, un sanctuaire consacré au dieu de la médecine, Asclépios, où les malades viennent chercher la guérison. S’est développée une pratique médicale propre aux sanctuaires. Quand on y regarde de plus près, il y a toutefois de nombreux points de rencontre entre médecine des temples et médecine rationnelle. Chacun a recours aux mêmes recettes ; à savoir l’équilibre recherché entre le chaud, le froid, le sec et l’humide. Lorsque domine une de ces qualités, c’est parce que s’est produit un déséquilibre des quatre humeurs, sang, phlegme, bile jaune, bile noire. En cas d’excès, il faut envisager de les évacuer soit par lavement ou recours à des émétiques soit par saignée qui est alors très pratiquée. Elle fait cependant l’objet de nombreuses controverses relatives tant à son utilité qu’aux modalités de sa réalisation. La pratique du jeûne de trois jours a également provoqué de nombreuses polémiques.
D. S. Mais il n’y a pas de diplôme certifiant le niveau de compétence.
V. B.-M. Le nom du maître célèbre auprès duquel on a étudié est la première carte de visite pour un médecin.
D. S. Galien n’était pas seulement médecin et philosophe. Il était également pharmacien.
V. B.-.M. C’était pour lui un point d’honneur et une source de nombreux voyages. Certes à Rome, on trouve toutes les épices du monde. Mais déjà, les médecins sont confrontés au problème de la contrefaçon. Pour être sûr de la qualité des remèdes, il vaut mieux les préparer soi-même. Les traitements sont alors composés à partir de trois matières (animale, végétale et minérale). Ce qui conduira Galien à s’initier à la connaissance de la flore, de la faune, voire à enquêter sur les différentes qualités de chair de vipère qui figure parmi les 70 ingrédients dont l’opium qui entrent dans la composition du traitement phare de l’époque, la thériaque.
D. S. Il commence toutefois sa carrière comme médecin du sport…
V. B.-M. À Pergame, il est nommé médecin des gladiateurs après son retour d’Alexandrie, haut-lieu de la médecine où il a séjourné durant quatre ans. Il fait montre d’une grande compétence en anatomie lors d’une démonstration. Ce qui conduira le grand prêtre à le choisir en dépit de son jeune âge.
D. S. Il trouve la gloire à Rome, mais cela va mal se terminer.
V. B.-L. Lorsqu’il arrive dans la « capitale », Galien n’est pas connu. Il doit multiplier démarches et visites protocolaires pour asseoir sa notoriété. Il effectue de nombreuses démonstrations anatomiques où il déploie ses talents de polémiste contre des médecins plus en vue. Il comprend vite que pour s’imposer comme praticien, il doit soigner les puissants. Un de ses riches compatriotes de Pergame va l’introduire dans la haute société. La gloire d’un médecin repose alors plus sur l’art du pronostic que sur la maîtrise de la thérapeutique. À cet égard, les plus grands succès de Galien sont rapportés dans un traité intitulé Pronostic. Un médecin qui avait anticipé le déroulement de la maladie avait compris cette maladie, même s’il n’avait pas les moyens thérapeutiques de la guérir.
D. S. Pourquoi a-t-il été contraint de quitter Rome précipitamment ?
V. B.-M. Ses succès étaient trop éclatants. Et devaient susciter une vive jalousie chez ses confrères. Il avait même reçu 400 pièces d’or après avoir sauvé l’épouse d’un romain célèbre. Cela était intolérable à ses ennemis. Il en est venu à craindre pour sa vie. Et a quitté Rome précipitamment pour repartir à Pergame.
La crainte d’une épidémie de peste ramenée d’Orient par l’armée romaine a également été avancée pour expliquer sa fuite. Aujourd’hui, on retient plutôt le diagnostic de variole que celui de peste.
D. S. Mais il reviendra..
V. B.-M. Rappelé par les empereurs, il ne résidera jamais à l’intérieur du palais afin de garder distance et liberté face au pouvoir. Galien réussira à s’imposer au cours de ce second séjour face aux médecins officiels de Marc Aurèle. Lors d’un épisode de colique, il posera le bon diagnostic face à ses autres confrères qui évoquaient plutôt une fièvre. Et prescrira le traitement adapté. Résultat, Marc Aurèle sera rétabli le lendemain. Et aurait eu ce mot : « Nous avons un médecin, un seul, et qui plus est un esprit totalement libre. » Il y avait entre les deux hommes une grande proximité intellectuelle.
D. S. Il ne cessera son combat contre les écoles médicales dominantes de son temps.
V. B.-M. À l’époque s’affrontent – inspirés par les écoles philosophiques – les empiriques, les dogmatiques et les méthodistes dont on ne dispose aujourd’hui que de fragments. Le portrait qu’il dresse de ces trois écoles est d’abord polémique. Et le lecteur d’aujourd’hui doit prendre avec précaution ces écrits à charge. Les empiristes donc ne se fient qu’à l’expérience. Ils ne s’intéressent pas aux mécanismes physiopathologiques ou au mode d’action des traitements. Les dogmatiques privilégient le discours, le raisonnement. Ils construisent des systèmes sur le chaud, le froid, le sec, l’humide. Quant aux méthodistes, ils enseignaient la médecine en six mois. Le corps était décrit comme un système de pores, de conduits, soit trop relâchés, soit trop resserrés. Au-delà des querelles théoriques, au chevet du malade, les médecins avaient recours aux mêmes armes thérapeutiques, à savoir essentiellement le jeûne, la saignée et le régime.
Le système des écoles atteint son apogée au temps de Galien où les médecins s’affrontent dans des controverses célèbres : par exemple, doit-on faire confiance aux organes des sens ? Après Galien, le débat perd de sa vivacité, tout simplement parce que son œuvre se sera imposée comme indépassable en se situant au-dessus des écoles.
D. S. Galien était-il graphomane ? Son œuvre représente selon vos calculs un huitième de l’ensemble de la littérature grecque aujourd’hui disponible.
V. B.-M. Elle est tentaculaire. Une grande partie de cette œuvre de 20 000 pages n’a toujours pas été traduite dans une langue moderne. De plus, de nombreux ouvrages ont été perdus. Le calcul prend en compte tout ce qui a été écrit depuis Homère jusqu’à Galien. Après, commence une littérature non plus païenne mais chrétienne avec les Pères de l’Église.
D. S. Comment cette œuvre sera transmise au cours des siècles ?
V. B.-M. Cette œuvre avait un grand mérite. Elle abordait tous les domaines, depuis la physiologie jusqu’aux maladies psychosomatiques. Tout était dans Galien. Les auteurs byzantins vont alors compiler, résumer et rédiger des encyclopédies médicales à partir de cette œuvre. Dans les écoles, on apprend Galien. Le même travail est effectué à Alexandrie où l’enseignement jusqu’au Ve siècle après J.C. repose sur les données galéniques. Les Arabes prennent ensuite le relais et vont traduire l’œuvre. Elle reviendra ensuite en Occident par le biais des traductions arabo-latines aux Xe et XIe siècles à une époque où le grec décline en Occident avant le retour aux sources qui s’opère aux siècles suivants dans toutes les facultés de médecine européennes.
D. S. Est-ce que Galien aurait pu écrire « Molière m’a tuer » ?
V. B.-M. Mais alors sans la faute d'orthographe, car c'était un fin lettré. Molière a traité Galien et en général les médecins de tradition hippocratique et galénique exactement comme lui-même avait traité les méthodistes. Mais c’est davantage William Harvey et sa découverte de la circulation sanguine qui a donné le coup de grâce, même s’il se présente comme un grand admirateur de Galien, qu’il qualifie même de divin.
D. S. Que reste-t-il de Galien aujourd’hui ?
V. B.-M. Outre ce que l’on a rappelé au début, à savoir l’intrication entre médecine et philosophie, la nécessité d’écouter le patient, il y a aussi dans la tradition hippocratique l’obligation de soigner tout le monde. Outre les soins dispensés, Galien offrait si nécessaire le couvert à ses patients les plus démunis. Le médecin s'efforçait aussi d’adapter sa prescription aux moyens matériels du malade. Il soignait non seulement le corps mais aussi l’âme. Et prenait en charge le patient dans toutes ses dimensions.
Galien de Pergame, un médecin grec à Rome, Véronique Boudon-Millot , éd. Les Belles Lettres, 404 pages, 29 euros.
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