Bon nombre de classes thérapeutiques actuelles-disponibles le plus souvent en comprimés ou en gélules-sont tout à fait adaptées à la plupart des grandes pathologies et feront simplement l'objet d'améliorations visant à augmenter leur tolérance et à diminuer les effets secondaires. La mise au point de thérapeutiques ciblées grâce à des vecteurs conduisant le médicament au coeur de sa cible est réservée à des pathologies spécifiques et plus rares. " Le Quotidien " fait le point avec le Pr Jean-Paul Marty (professeur de dermopharmacologie, faculté de Châtenay-Malabry).
LE QUOTIDIEN
On dispose actuellement de nombreuses formes galéniques différentes (comprimés et gélules, aérosols, patchs, collyres, injectables, etc.). Peut-on imaginer que cette gamme déjà très étendue puisse encore se diversifier ?
Pr JEAN-PAUL MARTY
Oui et non. Il ne s'agit pas tellement de mettre au point de nouvelles formes galéniques, mais d'arriver à franchir les nombreux obstacles qui existent entre le lieu d'administration du médicament et l'endroit où le principe actif doit exercer son effet. Le but ultime est de l'amener uniquement là où il est nécessaire, à la bonne dose, et au moment voulu. Néanmoins, tous les traitements ne pourront jamais remplir ces trois conditions et ce n'est d'ailleurs pas indispensable pour les médicaments les plus courants, dont l'action est déjà tout à fait satisfaisante.
On a l'impression que deux voies se dessinent, pour l'avenir. Les médicaments « courants », qui feront l'objet d'améliorations galéniques, et les produits très ciblés sur une pathologie donnée et localisée.
En effet, on va certainement aboutir à deux types de thérapeutiques :
- des thérapeutiques « de masse », qui continueront à être prescrites dans des pathologies tout-venant (HTA, troubles digestifs, pathologies rhumatismales...), pour lesquelles les formes actuelles sont déjà très performantes, qui ont l'avantage d'être faciles à fabriquer et peu coûteuses, et dont on va chercher à améliorer la tolérance ;
- de l'autre côté, dans des pathologies bien spécifiques (cancers, diabète, maladies auto-immunes, maladies génétiques, etc.), on sera amené à mettre au point des galéniques de plus en plus spécifiques, qui bénéficieront des résultats de la recherche de pointe en pharmacologie et poseront des problèmes de coût.
Vous faites intervenir la notion de coût. C'est un paramètre à prendre en compte même en amont au niveau de la recherche ?
Bien sûr. La conception et le développement d'un médicament doivent tenir compte de nombreux paramètres dont le bénéfice apporté au patient, les risques mais aussi le coût engendré.
Je crois beaucoup aux liens indissociables entre la science et l'économie, car le scientifique n'a pas intérêt à découvrir des chimères qui ne seront pas commercialisables au niveau industriel et inutilisables au niveau clinique. Un bon médicament doit avoir une efficacité maximale, un risque potentiel qu'il faut admettre, compte tenu des dangers liés à la pathologie elle-même, et ensuite un coût supportable pour le patient et pour la collectivité.
Pour les médicaments de pointe, quels sont les principaux axes de recherche en galénique actuellement ?
Pendant de nombreuses années, nous nous sommes simplement attachés à administrer le médicament. Aujourd'hui, nous cherchons également à modifier sa pharmacocinétique et sa distribution.
La première étape consiste à franchir la barrière primaire de l'organisme. Ce n'est pas le plus facile, même avec la voie orale (comprimés, gélules...) qui est pourtant la seule voie naturelle d'entrée des nutriments dans l'organisme. Toutes les autres voies sont des voies de protection, y compris les poumons à travers lesquels les gaz passent, mais les autres types de particules se heurtent à un très grand nombre d'obstacles interposés entre l'appendice nasal et les alvéoles pulmonaires.
A priori, la voie digestive est très perméable, mais dès que le médicament arrive au niveau des vaisseaux du mésentère, le foie constitue une barrière de protection métabolique, dont la vocation est de dégrader un certain nombre d'éléments, soit pour les amener à un état directement consommable par l'organisme, soit pour les détoxifier.
Toutefois, nous disposons de différents types de vecteurs « primaires et secondaires » qui aident le principe actif à franchir cette barrière.
Pouvez-vous nous expliquer ce qu'on appelle vecteurs primaires et secondaires ?
Les vecteurs primaires peuvent être de deux types :
- les plus simples consistent à transformer chimiquement la molécule elle-même en une nouvelle entité qui soit peu métabolisable au niveau du foie : c'est le cas des stéroïdes synthétiques (comme les corticostéroïdes administrés par voie orale ainsi que les dérivés estrogéniques ou progestatifs) ;
- les plus élaborés permettent un couplage physico-chimique de la molécule active avec un système transporteur (liposomes, micro- et nanoparticules) qui va la téléporter vers son site de pénétration transmembranaire.
Ainsi, certaines capsules avec des microbilles enrobées et les comprimés de type osmotique permettent la libération programmée, très souvent fonction du pH, d'une substance X dans le tube digestif. Elle peut ensuite diffuser plus largement et régulièrement dans l'organisme : c'est toute la galénique des formes à libération prolongée actuelles dans lesquelles le vecteur primaire reste dans la lumière intestinale.
Promouvoir la diffusion du principe actif
Ce vecteur « primaire » de libération peut renfermer la molécule active seule ou bien des substances qui vont promouvoir la diffusion du principe actif à travers les membranes biologiques, comme les dérivés de sels biliaires, les cyclodextrines qui favorisent la diffusion de la molécule active à travers la muqueuse digestive. Des produits très lipophiles vont pouvoir aussi passer par la voie de résorption des lipides ; de cette manière, leur délivrance se fera par voie lymphatique, évitant ainsi le passage hépatique.
Quant aux « vecteurs secondaires », ils accompagnent la molécule vers sa cible pharmacologique et consistent le plus souvent au couplage de la molécule active avec des systèmes transporteurs liposomes, nanoparticules, micelles, polymères, enveloppes virales, etc.
Il existe également des vecteurs qui peuvent comporter un élément de guidage, une tête chercheuse tels des anticorps ou de la magnétite sensible à un champ magnétique extracorporel.
Guidage magnétique
Ainsi, des nanosphères sont injectées au malade par voie intraveineuse. Puis la cible est soumise à un champ magnétique et, sous l'attraction de l'aimant, le médicament vient se concentrer à l'endroit voulu. C'est une technique déjà expérimentée dans le traitement de certaines tumeurs. Ce type de ciblage est utilisé pour des pathologies très localisées (tumorales) et des thérapeutiques extrêmement spécifiques.
On entend beaucoup parler à l'heure actuelle des polymères. Quel est leur rôle ?
Les polymères sont des macromolécules formées par l'assemblage répétitif de motifs chimiques que l'on appelle des monomères. Un des grands progrès de la galénique moderne vient de la chimie de ces polymères qui a permis la mise au point des premières microcapsules biodégradables. C'était il y a une vingtaine d'années avec les dérivés de l'acide lactique et de l'acide glycolique. Le produit pharmaceutique est encapsulé dans une coque en polymère ; la libération de l'actif est à la fois liée à sa diffusion à partir de cette matrice polymère et de la biodégradabilité de cette dernière.
La biodégradabilité est un paramètre très important. Par exemple, lorsqu'il s'agit d'un implant sous-cutané comme Implanon, récemment commercialisé en France, qui est en polymère de silicone non biodégradable, ce n'est pas gênant, puisqu'on le retire trois ans plus tard. En revanche, quand on injecte dans une tumeur un produit à base de polymères, qui libère le principe actif de manière contrôlée dans le temps ou dont l'activité mécanique attendue, associée au relargage du principe actif, est la formation d'un embol qui va bloquer la microcirculation tumorale, la biodégradabilité est fondamentale. Si le polymère n'est pas biodégradable, il y a un risque de thésaurismose (accumulation dans l'organisme) et d'une éventuelle toxicité. Cela explique que tous ces polymères soient traités d'un point de vue toxicologique de la même manière qu'un principe actif, alors que ce sont des excipients.
Certains excipients à « effet notoire » peuvent également modifier la pharmacocinétique d'un principe actif. Pouvez-vous nous donner quelques exemples ?
On utilise des excipients à effet notoire depuis quatre ou cinq ans, mais beaucoup l'ont été sans que l'on connaisse cette propriété. En dermatologie, un produit comme le propylène glycol exerce un effet sur la barrière cutanée : il est capable de favoriser la diffusion des substances qui se trouvent dans la même préparation dermatologique ; il a donc un effet notoire. C'est une minirévolution en soi : l'excipient n'a pas d'activité thérapeutique en lui-même, mais il est capable d'améliorer les potentialités de la molécule active qu'il véhicule, au niveau très primaire d'un passage de la barrière intestinale, cutanée et à travers les muqueuses.
La voie parentérale, qui permet de « shunter » le problème du premier passage d'une substance dans l'organisme, est-elle amenée à se développer ?
La voie parentérale permet de résoudre le problème du « premier passage » en amenant directement le produit à l'intérieur de l'organisme, ce qui résout l'étape de mise à disposition, mais pose d'autres types de problème : par exemple, d'asepsie, car il y a effraction cutanée, mais aussi de fabrication, de coût et de contraintes pour les patients. Si l'on prend l'exemple des diabétiques, qui subissent de quatre à cinq injections par jour, c'est extrêmement contraignant.
La voie parentérale est déclinée sous ses différentes formes traditionnelles ; la mise en place de cathéters et de pompes implantables chronoprogrammées par voie externe ou sous-cutanée pour administrer des chimiothérapies anticancéreuses permet d'obtenir des concentrations optimales au niveau de la tumeur et plasmatiques les plus faibles possibles pour minimiser les effets secondaires. Des vecteurs ciblants (couplages du principe actif avec des anticorps antitumeurs ou autres types de systèmes de reconnaissance...) peuvent encore rendre ces traitements plus spécifiques. C'est le cas de l'amphotéricine B, couplée à des liposomes, et utilisée directement dans les tumeurs par cathétérisation.
Une insuline par voie orale
Bien entendu, tout le monde cherche à développer d'autres voies d'accès que « l'effraction cutanée » pour administrer un principe actif. L'insuline administrable par voie orale fait partie de ces programmes. Les biotechnologies nous permettent d'obtenir une insuline recombinante humaine dont les prix ne font que diminuer ; dans ces conditions, même une forme pharmaceutique orale avec une faible biodisponibilité (de 2 à 4 %) serait acceptable et représenterait un grand soulagement pour les patients. Un rendement d'absorption aussi bas (2 à 3 %) est observé pour les agonistes de la LH-RH telle la nafaréline (Synarel) administrés par voie nasale et qui sont néanmoins remboursés.
Que peut-on attendre de la voie transdermique ?
Il y a vingt ans, les patchs constituaient un réel espoir. On pensait que de nombreuses substances allaient pouvoir passer par voie transdermique. Quand on voit ce qu'il y a à l'heure actuelle sur le marché, on s'est rendu compte que le concept était fantastique mais la réalisation plus difficile... car la peau a pour vocation de nous protéger : il ne faut pas minimiser les réactions allergiques, notamment par sensibilisation locale de type IV. Néanmoins, on va voir apparaître l'année prochaine ou dans dix-huit mois, un patch contraceptif qui, posé une fois par semaine, réduit bon nombre d'effets secondaires des estroprogestatifs oraux.
Ces pistes de recherche sont prometteuses. Quelle sera la place réservée à la galénique traditionnelle pendant ces prochaines décennies ?
La galénique traditionnelle a encore de très beaux jours devant elle, surtout si on améliore les formes traditionnelles, notamment par des excipients nouveaux et des formes à libération prolongée.
Rappelons que, sur le milliard d'hommes vivant sur cette planète, plus des deux tiers de la population n'ont pas accès à une santé minimale. Alors, avant de cibler des médicaments avec des antigènes à tête chercheuse, on a certainement besoin de fabriquer des formes pharmaceutiques traditionnelles très optimisées à des coûts beaucoup plus faibles pour permettre à tous d'accéder à la thérapeutique. Le progrès passe également par là.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature