ON SAIT que dans notre pays, l’évocation de l’argent est souvent discrète et embarrassée, là où un Américain du Nord détaillera complaisamment sa richesse. Les auteurs évoquent en ouverture les attitudes hostiles, les reproches adressés à l’argent qui cristallisent des réflexes hérités de l’Histoire.
Les Evangiles témoignent d’une condamnation très forte des riches. Ainsi, dit Jésus, il sera plus difficile pour eux d’entrer dans le Royaume des Cieux «qu’à un chameau de passer par le trou d’une aiguille» (Marc 10, 25). Le corollaire de cette pensée sera la valorisation de la pauvreté et du dénuement dans l’histoire des ordres chrétiens.
Mais rien n’est expliqué ainsi. Il faut plus profondément voir que, en tant qu’il peut représenter le monde entier (tout a une valeur exposable en argent), ce dernier devient un rival de Dieu ! C’est la divinité honnie, Mammon, qui figure ce fait, et le sociologue Simmel croit devoir montrer que l’argent vient remplacer la divinité lorsque diminue le sentiment religieux. Un deuxième reproche est bien sûr la manière dont l’argent attise une cupidité sans fin. Du fait de sa neutralité, l’argent peut (quand on en a beaucoup) tout acheter, y compris les objets de nos passions ; il tend asymptotiquement vers le bonheur en permettant de s’offrir des fantasmes presque réalisés.
Il est en plus source de comportements désagréables : de l’arrogance dépensière à l’avarice sordide. Deux conduites reliées, comme on le sait, à la vie excrémentielle par les psychanalystes.
Ces détestations morales et psychologiques cèdent le pas, un peu plus tard, à une mise en cause des usages monétaires spécifiques. C’est la dénonciation de l’usure, source importante historiquement de l’antisémitisme médiéval. Les auteurs évoquent la « chrématistique », déjà vilipendée dans l’Antiquité, où l’argent ne vient plus de la terre mais de l’argent lui-même.
Il y a là une condamnation récurrente pendant des siècles, durant lesquels on oppose l’échange « naturel » qui procure les denrées nécessaires à la vie, et l’échange « contre nature » qui consiste à échanger « argent contre argent » en vue du gain.
Tout au long du livre, on voit courir cette idée que l’argent ne peut être réduit à un moyen d’effectuer des transactions, sorte de succédané commode du troc, «valeur des valeurs» disait Marx. En d’autres termes, l’argent, ce n’est pas que de la monnaie (pauvreté de l’anglais ici pour qui ces deux réalités n’ont que « money » comme équivalent).
Ou plutôt la monnaie est elle-même un véritable fait social, elle est, dit le très durkheimien Simiand, «porteuse de symboles et ses usages sont incompréhensibles si on ne tient pas compte de la culture et des relations sociales dans lesquelles elle circule». On peut le voir avec le désamour qui continue de frapper l’euro en France.
Pécheur ou élu.
Si ces notations semblent assez connues, il convient de s’attarder sur ce marqueur dans l’histoire des idéologies liées à l’argent qu’est le livre de Max Weber, « l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme » (1894). Le sociologue allemand y établit l’ouverture que crée la Réforme, à partir du XVIe siècle, en faveur d’un monde valorisant les ressources monétaires. Calvin affirme que la richesse ou la réussite financière ne déplaisent pas à Dieu, elles sont même signes d’« élection ». En revanche, le protestantisme s’attachera à dénoncer le gaspillage. De garder à accumuler, d’accumuler à investir, s’organise toute une chaîne positive, qui séparera la mentalité latine, pour laquelle la richesse reste liée au péché, de l’esprit anglo-saxon. Il n’y a pas d’étude sociologique sur l’argent, sans examen de la composition d’une nation en riches et pauvres. Inévitablement, les statistiques pleuvent, mais les auteurs ont eu ici la main légère. On en retiendra le fait que la pauvreté est toujours définie de manière relative et passe par l’établissement d’un seuil.
En France, ce seuil est égal à la moitié de la médiane des revenus. Il atteignait 645 euros par unité de consommation en 2006. Il importe de mettre en regard de ceci la manière dont l’individu l’appréhende lui-même : un individu peut être pris dans de grandes difficultés sans pour autant être sous le seuil de pauvreté.
En revanche, il n’existe pas de richesse absolue et l’accumulation peut avoir le ciel pour limite. Une étude sur la concentration des patrimoines révèle que la richesse strictement monétaire ne suffit pas. C’est un peu le leitmotiv d’un livre qui, rappelant utilement les analyses d’Halbwachs, montre qu’à revenu égal deux familles françaises choisiront l’une une consommation un peu ostentatoire, l’autre les dépenses d’intérieur et d’alimentation. Il importe donc d’étudier les budgets qui révèlent des choix culturels.
Précisément, la richesse se convertit en position sociale assez facilement. Pierre Bourdieu distingue dans cette existence privilégiée le capital social, ensemble de relations mobilisables et génératrices de pouvoirs. Le capital culturel qu’exprime aux deux sens du terme une aisance avec la culture et un capital symbolique où se mêlent richesse, pouvoir et prestige. Tout culminant dans le fait d’avoir un nom.
L’argent devient ainsi une sorte de marqueur de style de vie, comme le montre par exemple la catégorie de « bobo ». Mais ces distinctions ne font des encoches que dans la zone favorisée. Comme si être pauvre ne se définissait qu’en creux, par un moins d’être, moins d’avoir et de pouvoir.
Tout ceci est cruel, passe encore d’être pauvre, mais si en plus il faut se priver.
« Sociologie de l’argent », de Damien de Blic et Jeanne Lazarus, éd. la Découverte, coll. « Repères », 108 pages, 8,50 euros.
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