Débats autour de la psychanalyse

Freud en question : les pièges de l'interprétation

Publié le 26/11/2007
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IL NE SE PASSE PAS de décennie sans que réapparaisse ce vieux serpent de mer : la psychanalyse est une vieillerie inutile et il est temps de remettre le divan à la brocante la plus poussiéreuse. Tout récemment, cette théorie fut confrontée au développement des neuro-schémas, au succès des pratiques cognito-comportementalistes, au regain d'un biologisme auquel Freud avait pourtant déjà répondu : la localisation précise d'un trouble psychique ne nous dit rien sur la nature de ce trouble. On peut voir que l'action d'un neuromédiateur sur la dépression ou l'anxiété, pour un temps efficace, ne résout pas la question de la causalité psychique de ces troubles.

Dans un article publié en 1925*, Sigmund Freud avait dressé le catalogue des « Résistances à la psychanalyse ». Il est si long que nous n'avons voulu n'en retenir que quelques arguments, choisis pour la fécondité des débats qu'ils instaurent.

Freud remarque lui-même que sa théorie de la force des instincts (terme employé par Vannina Micheli-Rechtman auquel nous préférons celui de « pulsion », qui est mi-physiologique, mi-psychique) et de la difficulté à les réprimer indispose pas mal de monde. On accepte mal l'idée que toute notre civilisation repose sur des forces violentes et sexuelles très mal contenues. Ceci heurte l'hypocrisie chrétienne, l'humanisme bon genre, le néo-rousseauisme, etc. Pourtant, les deux guerres mondiales se chargeront de donner raison à Freud.

Plus intéressant est l'argument de Karl Popper**. Pour cet épistémologue, une hypothèse n'est scientifique que si elle est réfutable... et elle ne l'est que si on peut produire des faits expérimentaux. De fait, les hypothèses psychanalytiques ne sont pas testables. D'un point de vue théorique, on pourrait montrer avec un peu de cruauté que le freudisme s'est enfermé dans une citadelle permettant de n'avoir jamais tort : votre comportement est manifestement dépendant de vos pulsions, Freud a raison. Il ne l'est pas du tout ? C'est donc qu'il est refoulé, déplacé, rationalisé, sublimé et le maître de Vienne a encore raison.

Finalement, Popper en déduit que les hypothèses freudiennes ne sont pas forcément fausses mais qu'elles ne sont en rien scientifiques. Il prend malheureusement un exemple peu inspiré. Le cauchemar n'est-il pas un cinglant démenti à l'idée du rêve-réalisation d'un désir, si essentielle en cette matière, dit Popper. Non, bien sûr, puisque c'est le récit manifeste du rêve qui est douloureux, non son sens réel, qui est caché, latent.

Car le freudisme est aussi une théorie de l'interprétation, à ce titre elle s'inscrit dans l'histoire du dévoilement du sens, l'herméneutique. C'est cet aspect qui conduit l'auteur de notre essai à l'inclure dans le crépitement du sens qu'est le XIXe siècle.

Bien sûr, l'herméneutique est originellement déchiffrement des signes anciens, tels les textes bibliques, ou plus difficilement d'alphabets obscurs comme l'araméen. Freud lui-même dira que le rêve ressemble à des hiéroglyphes. Mais le XIXe siècle a eu le génie de proposer un autre sens : c'est tout un discours idéologique qui peut être pris comme signifiant à élucider, terme analogue ici à celui de masque.

Méthode archéologique.

Marx lit sous le capitalisme libéral ou dans l'idéologie religieuse la justification d'un état d'exploitation. Ce que fait, par exemple, l'obligation de «gagner son pain à la sueur de son front». Nietzsche dit qu'il faut pour interpréter se faire «fouilleur de bas-fonds», descendre là où le sens d'un mot s'élabore. C'est ainsi qu'il est inutile que les philosophes de la moralité cherchent le sens des mots « bons » et « mauvais », car l'histoire montre que les « bons » étaient ceux qui s'estimaient tels : les riches, les puissants, les aristocrates.

Michel Foucault a repris cette méthode archéologique : ainsi, dans l'« Histoire de la folie », il se préoccupe peu de savoir ce que recouvre cette notion. Il faut analyser le geste par lequel certains hommes se sont arrogés le droit d'en enfermer d'autres, d'où examens des documents jalonnant l'histoire de la psychiatrie, à travers lesquels se font jour des mécanismes de pouvoir.

Il en résulte une pensée du soupçon. Nous héritons d'interprétations méritant elles-mêmes d'être interprétées. Freud l'a découvert à ses dépens : accablé de cas de jeunes Viennoises racontant un abus sexuel de la part d'un ascendant, il veut déterrer le traumatisme initial et découvrira un fantasme de viol, interprétation à interpréter.

Il sera beaucoup moins convaincant avec le rêve. Partant du rêve manifeste dont il discerne avec l'aide du malade la symbolique sexuelle, il doit présumer un travail du rêve par lequel les pulsions se mettent en scène en se déguisant. Or Freud, qui a su rendre le rêve moins abstrait en le sortant des interprétations de son époque (hypermnésie, par exemple), retombe dans l'abstraction en nous proposant une gamme ne varietur de symboles génitaux grossiers et de mécanismes de déguisement, comme l'a bien vu Georges Politzer. Et Wittgenstein pointe l'aporie qu'il y a à présupposer qu'un langage inconscient puisse se traduire par un autre, conscient celui-ci.

Il n'en reste pas moins que, à défaut de pouvoir produire des enchaînements causaux scientifiques, Freud a pu proposer des explications globales, compréhensives de l'individu souffrant. Jugeant la valeur de la psychanalyse à l'aune de l'herméneutique, ce livre montre les limites d'une analogie trop rapide avec le langage : si le mot « table » renvoie à une signification univoque, une paralysie peut valoir aussi bien pour la phobie que pour l'hystérie.

Mais Vannina Micheli-Rechtman a raison. Galilée a humilié l'homme qui croyait être au centre du Cosmos. Darwin a ajouté une deuxième remise en place : nous ne sommes qu'un petit chaînon de l'Evolution. Et Freud humilie nos certitudes cartésiennes : nous ne sommes pas transparents à nous-mêmes.

« La Psychanalyse face à ses détracteurs » de Vannina Micheli-Rechtman, éd. Aubier, 284 pages, 21 euros.
* S. Freud, « Résultats, idées, problèmes », vol. II, PUF, 1995.
** Karl Popper, « la Connaissance objective », 1979, Paris, Flammarion.

> ANDRÉ MASSE-STAMBERGER

Source : lequotidiendumedecin.fr: 8265