Fragonard, grammairien du désir

Publié le 30/10/2015
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Le moment est décisif. Avec Fragonard, le désir et le plaisir ne se cachent plus derrière le sujet mythologique ou biblique. Cet éloge des sens se donne à voir à découvert dans le mouvement. Le corps peint est essentiel avec des couleurs nacrées, saisi sur le vif. Le visage ici est esquissé, loin d’un tableau célèbre comme la Liseuse, miroir des sensations davantage que celui des émotions. C’est là une des premières révolutions de ce XVIIIe siècle. À cet égard, Fragonard est un peintre moderne sauf que l’on ne connaît rien ou presque de sa vie. Philippe Sollers dans son livre enlevé et brillant lui prête une vie de licence. L’homme de lettres ne se transforme pas pour autant en conservateur (de musée). Tout est prétexte à sonder les cœurs, voire à s’immerger dans les corps et l’esprit de ces belles pour mieux inventer leurs désirs. Il est contredit par le commissaire de l’exposition qui le présenterait presque comme un moine. Quoi qu’il en soit, Fragonard illustre la grammaire du plaisir à tous les temps, au singulier et au pluriel. Et le conjugue au masculin comme au féminin. Fragonard nous donne ainsi à voir une scène de masturbation féminine explicite. Pour autant, cette égalité dans le plaisir est trompeuse. Le Siècle des Lumières tient pour négligeable le consentement de la femme au libertinage. Les médecins dans de savants traités décrivent même ce type de résistance comme un instrument pour décupler l’ardeur masculine. Le viol est là une affaire courante. Il n’y aurait pas là de quoi en faire un drame. Fragonard dans La Résistance inutile ou dans le célèbre Verrou n’échappe pas à la sensibilité de son époque, ici loin de la nôtre. Certains tableaux échappent à toute temporalité. À la manière d’un Watteau, on s’embarquerait bien pour L’Île d’Amour, un chef-d’œuvre absolu prêté par la fondation Calouste-Gulbenkian (Portugal). Fragonard ne peut être réduit à un genre, la peinture libertine. Le film très didactique produit à l’occasion de l’exposition nous conduit à Grasse où sont exposées les copies des tableaux que refusa madame Du Barry. C’est là une des limites de cette exposition qui nous permet toutefois de revisiter une des facettes de ce XVIIIe siècle si proche, si lointain.

Fragonard amoureux, Musée du Luxembourg, Paris, jusqu’au 24 janvier 2016.

Les surprises de Fragonard, Philippe Sollers, Ed. Gallimard, 144 pp., 25 euros.

Fragonard, les gammes de l’amour, un documentaire de Jean-Paul Fargier, distribué par France TV distribution.

Gilles Lainé

Source : Décision Santé: 303