L'été dernier, j'ai consacré beaucoup de temps et de patience à un livre paru en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis : « The Blind Watchmaker » (que l'on pourrait traduire par « l'Horloger aveugle »), de Richard Dawkins, un scientifique britannique spécialisé dans l'étude des espèces animales.
Cet ouvrage, qui n'est pas à la portée de tous les esprits et dont certains passages me sont restés hermétiques, tend à démontrer que tout, dans le monde, y compris la vie, peut être expliqué par l'évolution ; et que l'idée d'une force transcendantale qui aurait organisé l'univers n'est pas indispensable. L'auteur, tout en exaltant le darwinisme, lui apporte une notion complémentaire, celle d'une évolution de l'univers qui devait inexorablement produire la vie sur Terre.
Il s'agit d'une suite brillante de « le Hasard et la nécessité », dûment mentionné par Dawkins.
L'homme et le besoin de Dieu
Déjà auteur d'« un Monde sans dieux » (1), André Grjébine, directeur de recherche au CERI de Sciences-Po, rejoint Dawkins d'une certaine manière, à la différence près que son approche est philosophique, historique, politique, mais pas scientifique, sauf quand il s'engage sur le terrain psychanalytique. Dans son nouveau livre, « le Défi de l'incroyance » (2), il s'efforce de démontrer que l'organisation de l'Etat-Nation peut se dispenser de la religion. Il reconnaît en même temps que ce n'est pas facile. Mais, poussant l'exposé sur les vertus de la société « ouverte » - par opposition aux sociétés totalitaires ou théocratiques - qu'il avait commencé dans « un Monde sans dieux », il montre que les hommes peuvent s'affranchir du dieu qui leur semble à ce point indispensable que, privés de lui, ils se croient perdus dans un vide métaphysique ; et donc construire des sociétés où les croyances, que Grjébine ne cherche pas à supprimer, n'empêcheront pas l'épanouissement de l'humanité.
Le lecteur de ces lignes aura vite fait de prendre un raccourci : il aura compris l'aboutissement du propos, à savoir la supériorité de la démocratie parlementaire et laïque sur les formes de gouvernance qui se réclament d'un dieu spécifique. Ce n'est pas si simple ; d'abord, comme l'explique fort bien l'auteur, parce que l'humanité a besoin du repère supérieur et extérieur que constitue le divin pour donner un sens à son action ; ensuite, parce que les religions, loin de reculer, progressent, fût-ce inégalement ; enfin, parce qu'il a fallu des millénaires pour édifier des exemples durables de société ouverte, que ces sociétés n'en sont pas moins gravement menacées par les systèmes auxquels elles lancent, volontairement ou non, le défi de l'incroyance, titre magnifique, qui cache des trésors d'érudition
Ses notes de références sont au nombre de 303 et Grjébine, en chercheur exemplaire, a sûrement passé plus de temps à lire qu'à écrire. Son travail expose les pistes philosophique et historique qui ont amené Karl Popper à inventer l'expression de société ouverte, laquelle est devenue notre modèle et notre référence. Et ce parcours ressemble à un voyage dans la jungle dense de la pensée, avec tout ce qu'elle comporte de contributions et de contradictions.
chercher, c'est construire
En d'autres termes, il était plus facile pour l'homme d'avoir un Dieu qui est à la fois l'origine et la fin de toute chose et donc de toute entreprise humaine. Mais l'inconvénient de la foi en tant que seul instrument de l'action, c'est qu'elle risque de conduire et, parfois, conduit brutalement les hommes à n'envisager que ce qui est éternel et reste donc figé pour l'éternité. En revanche, la société ouverte, privée de Dieu ou, mieux, placée à côté de Dieu, est amenée à se remettre en cause perpétuellement ; si Dieu n'est pas l'explication, il faut en chercher une autre ; et chercher, c'est construire et reconstruire.
Nous résumons ici un discours infiniment plus élaboré, à la lecture duquel nous vous convions. Ce qui nous a semblé extrêmement positif, c'est la modestie de l'auteur, sa prudence et sa réserve : il ne se livre à aucune philippique contre les religions ni même contre les théocraties, et encore moins contre l'influence des religions dans l'organisation de la cité humaine, même s'il est clair qu'il est agnostique, sinon athée ; il n'aborde les grands clivages géopolitiques du moment que sommairement, alors que, de toute évidence, ce sont eux qui l'inspirent depuis quelques années, comme en témoignent ses deux livres les plus récents ; et s'il consacre beaucoup de pages aux rapports entre l'intégrisme et le nihilisme (comme naguère le nazisme et le totalitarisme rejoignaient le nihilisme), jamais son ouvrage ne prend le ton du pamphlet.
Un hymne à la vie
A la grande idée de Samuel Huntington, le « Choc des civilisations » (1996), il préfère substituer celle, infiniment plus positive, du défi de ces sociétés où les hommes, déchargés du poids écrasant de Dieu, n'ont plus que leurs semblables vers qui se tourner et n'uvrent plus, alors, que pour la solidarité. D'où un hymne à la vie, entonné en compagnie de beaucoup d'incroyants, et qui traduit bien le sentiment que nous inspirent des hommes comme Ben Laden, lequel assoit la certitude de sa victoire sur notre amour de la vie fragilisé par les nihilistes qui aiment la mort.
On trouvera, au terme de cette lecture ardue mais enrichissante, une sorte de récompense de l'assiduité du lecteur : une conversation entre Michel Tournier et André Grjébine sur un thème cher à notre illustre écrivain, celui de Robinson et de Vendredi. On aura vite compris que Robinson, d'une certaine manière, incarne la société ouverte et Vendredi la société fataliste, mais peut-être plus heureuse. Bien entendu, Tournier et Grjébine ne sont pas d'accord. Mais leur dialogue est étincelant.
(1) Editions Plon, 1998.
(2) « Le défi de l'incroyance », par André Grjébine, la Table Ronde, 21,30 euros.
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