Êtes-vous satisfait de l'issue de la grève ? L'ARS n'a finalement attribué aux grévistes que 30 postes par rapport aux 52 demandés…
Il s'agit d'un résultat très favorable : l'agence s'est en effet engagée à ce que ces postes pérennes ne soient pas attribués à des filières, ni rattachés à des projets ultérieurs, comme elle le proposait initialement. Ce sont des créations fermes et dédiées uniquement au Rouvray qui aura la liberté de la répartition des postes. La demande des grévistes était aussi que ces postes ne soient pas pris sur les effectifs des autres établissements psychiatriques de la région.
Qu'est-ce qui a finalement décidé l'ARS à céder aux revendications des grévistes ?
Il semble que la perspective d'une convergence des luttes ait exercé une pression importante sur l'ARS : le jeudi dernier, les cheminots se sont joints au mouvement et les dockers auraient menacé d'intervenir. La reprise d'un dialogue entre l'ARS et l'intersyndicale se serait faite à la préfecture dans un premier temps.
Les revendications des grévistes se sont portées également sur la création d'une unité d'accueil d'adolescents qu'ils ont d'ailleurs obtenue…
L'hôpital psychiatrique est comparable aux urgences qui prennent de plein fouet certaines tensions de la société. Ainsi, plusieurs publics sont impactés dans notre département de Seine-Maritime. Concernant les adolescents, nous bénéficions de moins en moins d'aides pour les jeunes majeurs (APJM). Auparavant, certains jeunes pris en charge par l'ASE (Aide sociale à l'enfance) bénéficiaient d'un financement pour un accompagnement éducatif jusqu'à 21 ans. Désormais, l'angoisse pointe à l'arrivée de la majorité pour ces jeunes et les équipes qui les accompagnent. Soit les éducateurs ont réussi à les rendre autonomes avant 18 ans, soit, pour les plus "turbulents", il est fréquent de les "psychiatriser" suite à des troubles du comportement et de leur obtenir une AAH (allocation adulte handicapé).
Quels autres publics ont des difficultés de prise en charge ?
La psychiatrie ne prend pas en charge que ces jeunes patients. Sur le CHU de Rouen, la fermeture de lits de gériatrie a conduit à une augmentation des hospitalisations de personnes âgées en psychiatrie suite à des troubles du comportement. Toutefois ceux-ci n'ont parfois rien à voir avec la psychiatrie (polymédication, début d'Alzheimer…) et ne témoignent que de l'incapacité des Ehpad, du fait d'un personnel limité, à être suffisamment contenants. Au final, tous ces patients arrivent au bout de la chaîne à l'hôpital psychiatrique.
Par ailleurs, nous assistons au phénomène de la surspécialisation de la discipline qui contraint les capacités d'accueil. Les services de gérontopsychiatrie, pour adolescents ou pour détenus, sont très vite débordés suite à un effet d'appel. Ces structures, soutenues par l'ARS, sont des niches qui sont montées avec du personnel et des lits des secteurs de psychiatrie générale, ce qui diminue la capacité d'accueil. Ces populations seront, une fois ces lits spécifiques saturés, de toute façon accueillies dans des lits de psychiatrie générale.
Quid de la psychiatrie de ville ? Quelle est sa contribution ?
La psychiatrie est particulièrement affectée par les déserts médicaux. Par exemple, dans mon secteur, il n'y a pas de psychiatres libéraux, le soin psychique repose sur les seuls CMP. De plus, la psychiatrie libérale n'est pas suffisamment armée pour accueillir les psychoses, la schizophrénie paranoïde décompensée, les gros troubles de personnalité, qui nécessitent un étayage en CMP ou CMPP avec un travail d'équipe pluridisciplinaire. Nous sommes en fait victimes d'un détricotage du secteur : on ferme les structures extérieures de proximité, que l’on fusionne pour des raisons économiques, ce qui diminue la capacité d'accueil de première ligne. Bref, l'unique recours devient l'hôpital. Bien souvent quand les patients arrivent aux admissions de l'hôpital, ils y restent. Par ailleurs, les CMP, faute de moyens humains, ne sont plus capables d'assurer rapidement le suivi des patients qui pourraient sortir plus tôt de l'hôpital.
Quels seraient les remèdes ? Que faudrait-il réformer en priorité ?
Il s'agirait de redonner une place à la psychiatrie de secteur, c’est-à-dire une équipe qui prendrait en charge les habitants d'un même territoire géographique. L'organisation de la loi HPST a créé une confusion dans l'organisation des services. Les médecins chefs de pôles sont devenus aussi des gestionnaires qui ont incorporé le raisonnement du chiffre - tel que la durée moyenne de séjour - ce qui les influence. Le chef du service qui avait une relation de proximité avec son équipe, a été remplacé par le chef de pôle qui a plusieurs services. Toutes les décisions sont pyramidales et les demandes faites par les soignants parviennent déformées au chef de pôle.
Côté administration, à travers des certifications, des protocoles, de la qualité… on demande aux équipes de réaliser un certain nombre de tâches au détriment du soin. Par exemple, les deux objectifs annuels d’un pôle étaient : diminuer la durée moyenne de séjour et augmenter la quantité de solution hydroalcoolique consommée. Ces deux points n'ont que peu de pertinence pour évaluer correctement une bonne prise en charge en psychiatrie et l’asepsie. Participant à un groupe de réflexion sur les indicateurs en psychiatrie, j'avais défendu l'idée qu'une consultation ne devait pas durer moins d'une demi-heure sur le planning même si en pratique certaines durent 15 minutes et d'autres 45. Je n'ai plus été invité à participer à ce groupe.
Comment cette grève a impacté les médecins de l'établissement ?
La culture de la grève de la faim a beaucoup touché les médecins qui se sont sentis un peu perdus avec ce mode d'action. Tous n’ont pas soutenu le moyen d’action mais ils partageaient les revendications. Les médecins sont pris dans un système très pyramidal de soumission à l'autorité. Ils ont incorporé la dimension économique. L’orientation par le chiffre et l’évaluation tous azimuts a un impact sur la clinique. Ils ont face à eux le directeur d'établissement qui obéit aux directives de l’ARS et qui ne bénéficie plus du contre-pouvoir médical depuis la loi HPST. Ces dernières années la fonction et la place du psychiatre se sont modifiées.
Comment les infirmiers et aides-soignants font-ils face à leurs tâches au quotidien ?
En plus des 35 heures sans postes supplémentaires, ils ont dû faire face aux restrictions budgétaires. Il a été demandé aux services quels étaient les effectifs minimums de sécurité qui sont ensuite devenus la norme. Aujourd'hui, ils sont en première ligne et subissent le détournement de leur métier. Par exemple, ils doivent gérer le casse-tête de l'organisation des chambres ou expliquer à un patient qu'il va dormir sur un lit de camp. Les infirmiers passent beaucoup de temps à écrire leur transmission sur ordinateur et le temps du soin se réduit parfois à la distribution de médicaments. Ils ont peu de temps pour les entretiens et autres activités thérapeutiques. Cette sursaturation serait mieux vécue s'il y avait des moyens humains supplémentaires.
Quelles sont alors les dérives que vous avez observées ?
Le recours à la chambre d'isolement est beaucoup plus fréquent en raison du faible effectif pour assurer la surveillance de patients agités ou en crise suicidaire. J'ai connu un net changement depuis une dizaine d'années à la fois dans le type de soins et dans ma pratique. Je prescris beaucoup plus qu'avant et je le regrette. C'est un constat douloureux.
Retrouvez l'historique du mouvement réalisé par le collectif Rouen dans la rue : https://rouendanslarue.net/la-bonne-recette-dune-greve-victorieuse/
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