S I diabolique qu'ait pu être le visage du totalitarisme, il ne faut pas oublier qu'il s'est fondé sur le scientisme darwinien : l'existence des sociétés humaines est régie par la loi du plus fort qui règne déjà dans la nature. Ainsi sont fondées (et justifiées bien sûr) : lutte des classes, guerre des sexes, conflits des races, guerre des nations. C'est cette caution scientifique qui permettra à Lénine et à Hitler d'affirmer que la disparition de certaines « espèces d'humanité » est inéluctable. De là à en accélérer ce processus...
Regroupant les traits principaux du totalitarisme, Todorov y distingue : le besoin d'une phase révolutionnaire, le rejet de toute autonomie individuelle au profit d'une entité collective (race, nation, parti), le conflit comme moteur social, la négation des différences, la terreur généralisée et la destruction systématique d'une partie de la population conçue comme traître et inférieure à la fois.
Auschwitz et la famine
L'auteur en tire deux conclusions : le totalitarisme rompt avec les autocraties du passé et avec la démocratie, il instaure une société où un dictateur s'adresse à une masse. Mais d'autre part, si on s'en tient à ces critères, rien ne sépare fondamentalement nazisme et communisme.
C'est là que l'on voit l'auteur très absorbé par un débat qui lassera ou indignera. Car il s'agit en fait de dire que l'hitlérisme est devenu le symbole du mal absolu, alors que la terreur soviétique est apparue longtemps comme très acceptable. N'oublions pas, rappelle l'auteur, que le premier régime a duré douze ans, le second soixante-quatorze en jouissant de l'adhésion des meilleurs intellectuels occidentaux. Comparant Auschwitz et l'extermination par la famine de quatre millions d'Ukrainiens, Todorov refuse la spécificité de la Shoah, et n'hésite pas à écrire qu'il n'y a pas de différence entre une mort immédiate dans une chambre à gaz et la mort lente par la faim.
On oublie souvent au cours de ce débat récurrent que les Juifs se passeraient bien de sinistres records. On les met souvent dans la situation de ceux qui tiendraient à dévaloriser les autres massacres. De fait, dès l'instant où un homme est victime d'un régime injuste, sa mort « vaut » toute autre mort semblable. Mais le recul globalisant de l'Histoire fait voir dans la Shoah tout autre chose : la guerre faite aux bébés, l'interdiction à un peuple d'habiter la planète, la frénésie exterminatrice qui à la fin de la guerre l'emportait même sur la tactique militaire. Autant de choses qui renvoient à un irrationnel, la folie de Hitler, un irrationnel que Todorov cherche à étouffer sous les lois de la généralité socio-historique.
Dès lors, s'il n'y a pas de spécificité, d'unicité, de l'événement, il est inutile de le commémorer comme tel : l'énervement de l'auteur se tourne alors contre la mémoire et ses « abus ». Le fait se reconnaître comme une victime dans le passé légitime tous les abus dans le présent, dit-il, suivez son regard... Pris d'une véritable « mnémophobie », Todorov d'en prend même au célèbre « ni pardon, ni oubli » que les juifs adressent aux bourreaux de leurs parents, y voyant, en nouveau Nietzsche, la marque du ressentiment.
Incontestablement, le meilleur du livre est dans l'évocation de grandes figures qui connurent le totalitarisme ; tel le romancier Vassili Grossman, auteur de « Vie et Destin » (1980). Longtemps aveugle devant le stalinisme, il découvrit tardivement la révolte, et une prise de conscience aidée par la découverte du massacre des siens par Hitler. Il fut sauvé par la mort de Staline, et ses livres, qui nous furent révélés tardivement, illustrent l'appel à la bonté comme corrélat positif de la révolte. Autres vies bien explorées : celle de Margarete Buber-Neumann, femme de déporté soviétique, livrée aux SS par Staline, ou celle de Romain Gary, qui a bien compris que le mal pouvait être partout : « Il n'y a pas que les Allemands. Ça rôde partout, depuis toujours, autour de l'humanité... »
Dommage que ces exemples sentent fort la manipulation, mais ils nous disent que le Mal est UN, alors que les postulations vers le Bien, seules expriment la diversité des curs.
Robert Laffont, 360 pages, 149 F (22,71 e)
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