COMMENT, demande Étienne Jaudel, établit-on avec clarté le lien précis de cause à effet entre un homme et des milliers de morts ? On connaît la « boutade », d’un goût plus que discutable, « Hitler n’a jamais touché un cheveu d’un seul enfant juif ».
Les choses se compliquent quand il s’agit des exécutants. Au départ, un médiocre « criminel de bureau ». Suivent, attachés, à la chaîne hiérarchique, les tortionnaires et assassins de masse, « qui n’ont fait qu’appliquer les ordres », car désobéir aurait entraîné leur mort, vieille et universelle rengaine.
Le plus récent massacre de l’Histoire, l’abominable assassinat des Tutsis en 1994, a débouché sur une grande confusion juridique. Le conseil de sécurité des Nations unies a créé un tribunal spécial pour juger les responsables, sur le modèle de celui créé pour l’ex-Yougoslavie.
Au même moment essaimaient au Rwanda une foule de tribunaux populaires, de cours de justice sommaires, comparables à ce qui s’est passé en France au moment de l’Épuration.
On pourrait, à plaisir, entrer en vrille dans la plus extrême complexité psychologique. Saddam Hussein a commis des actes de cruauté, mais hautement justifiés selon lui par l’idée qu’il se faisait de l’Irak.
Enfin, last but not least, toute sanction des bourreaux a toujours été considérée comme « justice des vainqueurs », donc sournois règlement de comptes, qu’on le veuille ou non. Une objection qui fut même appliquée au si laborieux et méticuleux tribunal de Nuremberg.
Ces préventions épistémologiques (certaines, on l’a bien senti, fort peu convaincantes) doivent-elles nous conduire à assurer l’impunité des redoutables bourreaux et de ceux qui, même en l’absence d’ordres écrits, les ont inspirés ?
Sûrement pas. Mais force est de constater qu’une justice-vengeance laisse tout le monde insatisfait. D’abord, sur le plan d’une morale théorique, que gagne-t-on à ajouter la mort à la mort ? Sur celui de la simple efficacité, on peut voir, dans le cas du nazisme, que nombre de criminels de second rang, c’est-à-dire coupables tout de même de milliers d’atrocités, ont pu passer entre les mailles du filet.
Les victimes reconnues.
L’irruption des victimes dans le prétoire, sous la forme d’un besoin, non de vengeance, mais de reconnaissance en tant que victimes, a-t-elle changé la donne ? La création de commissions Vérité-Réconcilation est-elle une solution relativement acceptable pour s’en sortir ? Cette question est au cur du livre et Étienne Jaudel en éclaire avec soin les modalités.
En Argentine, c’est le président Alfonsin qui, après la chute des généraux, établit une commission nationale sur les disparus. Il fut suivi en cela par beaucoup de pays d’Amérique latine, en particulier le Chili d’après Pinochet. Mais le modèle le plus intéressant a été la session Vérité-Réconciliation des présidents De Klerk et Mandela en 1995. Fortement symbolique, elle est liée aux enquêtes sur les violations des droits de l’homme sous le régime de l’apartheid.
On s’interrogera longuement sur le choc à la fois individuel et collectif que représentent des milliers de victimes réunies dans ces stades de la honte, et sur le travail de deuil qu’instaure la confrontation avec les bourreaux. « Pour tourner une page, il faut l’avoir lue », disait Desmond Tutu.
Résumons : des victimes reconnues, indemnisées, auxquelles les commissions rendent existence et dignité... sans aucune sanction des auteurs d’atrocités ? Une démonstration hélas peu crédible. Sous prétexte que le lien entre le responsable du carnage et les victimes n’est pas clair, pas établi scientifiquement, laissons tous les petits maîtres d’uvre de la mort de masse de la planète sauter de joie et ricaner, bafouant une seconde fois toute dignité humaine.
Étienne Jaudel, « Justice sans châtiment - Les commissions Vérité-Réconciliation », préface d’Antoine Garapon, Odile Jacob, 168 pages, 19,90 euros.
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