Des fléaux aux épidémies
L'origine de la fièvre jaune, décrite pour la première fois en 1648 au Yucatán, en Amérique centrale, n'a jamais été parfaitement élucidée. D'après certains auteurs, elle existait avant l'arrivée des Européens, correspondant aux noms aztèque de cocolitzle et caraïbe de homanhatina. D'après d'autres, le trafic triangulaire avec l'Afrique en aurait été la source. « La fièvre jaune disparaît en proportion de l'abolition de la traite, comme elle avait augmenté en proportion de l'extension donnée à cet affreux commerce », écrit Audouard, ex-médecin en chef de la Grande Armée, dans « Fièvre jaune et traite des Noirs » (1847).
Il est certain que la mortalité due à cette maladie a très nettement ralenti le développement des terres d'Afrique et d'Amérique du Sud. Quelques chiffres suffisent à s'en convaincre. A Saint-Domingue (1502), 1 000 morts sur 2 500 hommes ; au Mexique (1509), 720 morts sur 780 hommes ; à Sainte-Lucie (1665), 1 411 morts sur 1 500 hommes. En 1726, en Colombie, les Anglais perdent 8 500 soldats sur 12 000.
La fièvre jaune s'est propagée en Amérique du Nord et en Europe, en particulier dans les ports. A Philadelphie, il y a eu 4 000 morts en 1793, 1 300 en 1798 et 1 000 en 1799. De même, New York connut une vingtaine d'épidémies entre 1740 et 1860. En Italie, 700 décès ont été recensés à Livourne en 1802. En Espagne, on en a dénombré 80 000 à Cadix entre 1730 et 1830.
Correspondant avec l'arrivée du brick « Gran Turco » en provenance de La Havane, une terrible épidémie a éclaté à Barcelone en 1821, expliquée selon l'évêché par le « relâchement des murs », tuant plus de 20 000 personnes sur 120 000 habitants. Un cordon sanitaire strict de 15 000 hommes fut alors mis en place pour protéger la France de la maladie, mais aussi des idées révolutionnaires de libéralisme prônées par Ferdinand VII. A titre d'exemple, le courrier d'Espagne était désinfecté par immersion dans le vinaigre !
En 1826, à Gibraltar, un navire sucrier, venant lui aussi de La Havane, provoque une épidémie entraînant 2 500 décès. En 1857, une épidémie éclate à Lisbonne, provoquant 1 800 cas, dont un tiers de décès.
Les Français ont été confrontés à la fièvre jaune lors des expéditions outre-mer. En 1802, un corps expéditionnaire français de 30 000 hommes a été envoyé à Saint-Domingue, pour lutter contre Toussaint Louverture : la fièvre jaune a provoqué 78 % de mortalité ! Parmi eux, 22 000 hommes de troupe et 1 500 officiers, dont 20 généraux (y compris le commandant de l'expédition, Leclerc, mari de Pauline Bonaparte). Le prince Jérôme Bonaparte aurait été atteint d'une forme fruste. Cette expédition devait aboutir à l'indépendance du premier état noir décolonisé en 1804.
Les traitements ont toujours été symptomatiques, mais la saignée est restée longtemps la thérapeutique de choix. Les purgatifs (calomel), les vomitifs (émétique), les sudorifiques, les diurétiques (noix vomique), les révulsifs (cantharide), les hémostatiques (poivre de Cayenne) ont été essayés avec des succès mitigés.
A Panamá, le scandale est aussi sanitaire
En Amérique centrale, la conquête espagnole avec Hernando Cortés s'est heurtée à la variole, à la fièvre jaune et à la dysenterie. Puis la construction du chemin de fer par la Panamá Railroad Company a été ralentie par la perte de 45 % des effectifs entre 1850 et 1855. Quand Ferdinand de Lesseps a commencé le percement du canal de Panamá, il s'est trouvé confronté aux fièvres tropicales mortelles que sont la fièvre jaune et le paludisme. En effet, lors de la première tranche des travaux (1881-1882), il y eut 5 618 décès, dont 1 026 de fièvre jaune et 1 368 de paludisme, ce qui a été à l'origine des polémiques visant à arrêter ce projet. Le scandale sanitaire et financier de ce chantier a d'ailleurs valu en 1893 une condamnation à cinq ans de prison à Ferdinand de Lesseps, qui mourra quelques mois plus tard. Aussi, lors de la deuxième tranche, en 1903, une désinsectisation importante a-t-elle été utilisée, comme par exemple 120 tonnes d'insecticides dans la ville de Panamá.
Sur le territoire français, plusieurs villes portuaires ont été atteintes. Il s'agissait toujours d'épidémies survenant après l'arrivée d'un navire en provenance des Antilles.
Dès 1694, à Rochefort, une maladie inhabituelle frappe les habitants de la ville. Le diagnostic, entre le typhus et la fièvre jaune, n'a pu être clairement établi. Le rapprochement avec l'arrivée des navires a été vite fait. Les bateaux, qui rapportaient du cacao et du coton des Antilles, furent mis systématiquement en quarantaine. La durée de l'isolement, de 30 jours initialement, est passée à 40 jours pour des motifs peu clairs : sanitaires (temps de protection trop court pour l'entourage) et/ou bibliques (durée présumée du déluge, durée de séjour de Moïse sur le mont Sinaï ou de Jésus dans le désert).
Des lois sanitaires
Cette quarantaine, appliquée à Brest aux bateaux venant des Antilles, a permis d'éviter toute contamination dans la ville. Mais en 1802, l'escadre de l'amiral de Villaret de Joyeuse mouillait dans le port de Brest, avec 42 malades dont 23 sont morts.
En 1821, un navire danois, le « Nicolino », arrivait à Marseille en provenance de Málaga, où sévissait la fièvre jaune : il y eut 15 morts dans les bateaux voisins. Les lois sanitaires du 22 février 1822 ont établi une quarantaine dans les lazarets pour les individus provenant de zones infestées. Mais à la suite de nombreuses discussions sur la contagiosité ou non de la fièvre jaune, la construction des lazarets fut interrompue en 1828 et la quarantaine réduite à dix jours en 1839.
A Saint-Nazaire eut lieu la plus importante épidémie de fièvre jaune en France. Le 25 juillet 1861, le navire « Anne-Marie » entrait au Havre avec 2 300 caisses de sucre embarquées à la Havane. Au milieu de la traversée, une épidémie se déclenchait à bord avec de nombreux malades et deux décès. On déplora aussi d'autres morts sur les remorqueurs ayant aidé aux manuvres, sur des navires amarrés à proximité et sur les quais, ainsi que celle d'un médecin des environs venu soigner l'une des victimes. Le fait que 28 décès sur 53 cas soient survenus en quelques jours, et toujours chez des sujets ayant approché le navire, a relancé la polémique des médecins de l'époque sur la contagiosité ou la non-contagiosité de la fièvre jaune. La maladie des marins pouvait être expliquée par leur vie à bord, dans l'air vicié. Mais la mort du médecin qui avait soigné des malades sans pénétrer dans le bateau avait troublé les partisans de la non-contagion. La quarantaine est remise à l'ordre du jour avec visite sanitaire et évacuation de tout malade vers un navire-hôpital, ainsi qu'une désinfection du navire par le chlorure de chaux. A compter de 1861, ces mesures seront étendues à tous les ports français de la Manche et de l'Atlantique.
En 1821, Lefort, premier médecin en chef de la Marine, prouve la non-contagiosité de la fièvre jaune en dormant dans le lit d'un malade et en revêtant ses habits, sans devenir malade lui-même. En 1856, Louis Daniel Beaupertuis évoque le rôle des moustiques, mais sa communication devant l'Académie des sciences passe inaperçue. L'épidémie de Saint-Nazaire, où les partisans et adversaires de la contagiosité se sont affrontés, va permettre d'avancer vers la découverte du mode de transmission de la fièvre jaune.
Sources :
Chastel C. « La "peste" de Barcelone. Epidémie de fièvre jaune de 1821 ». « Bull. Soc. Path. Exot. », 1999, 92, 5bis, 405-407. Mutebi J.P. Barrett AD. « The epidemiology of yellow fever in Africa. Microbes Infect. », 2002, 4, 1459-1468. Sehdev P.S. « The origin of quarantine ». « Clin. Inf. Dis. », 2002, 35, 9, 1071-1072.
Sur la fièvre jaune, voir aussi « Histoire de la Médecine » n° 4 (19 décembre 2002).
Un saut dans le présent
Epidémiologie
La fièvre jaune est due à un flavivirus de 35 microns, transmis par un moustique : Aedes (Afrique) et Haemagogus (Amérique). L'hôte principal est le singe. Les zones atteintes sont l'Afrique noire (90 % des cas) et l'Amazonie : 200 000 cas par an, dont 30 000 décès (chiffres sous-estimés).
Clinique
Après une incubation d'environ 6 jours apparaît la phase rouge : fièvre, agitation, congestion de la face et des muqueuses.
Après une rémission trompeuse de 24 heures, survient la phase jaune : ictère cutanéo-muqueux, avec fièvre à 39 °C, effondrement de l'état général, syndrome hémorragique, puis oligurie et anurie, évoluant rapidement vers le décès.
Diagnostic
En zone d'endémie, une hépatonéphrite aiguë est très évocatrice. L'isolement du virus est difficile et nécessite un laboratoire spécialisé. La biopsie hépatique montre une désorganisation des travées hépatiques, une stéatose microvacuolaire et une nécrose cellulaire hyaline acidophile, ou corps de Councilman (mais la réponse est souvent trop tardive).
Traitement
Symptomatique : réanimation, épuration extrarénale, transfusions.
Vaccination : une seule injection (valable à partir du 10e jour et pendant 10 ans). La revaccination est valable le jour même.
Coups de barre et fièvre de l'or
Différents noms ont été donnés à la maladie : coups de barre des Antilles (sur des signes cliniques), fièvre matelotte (atteignant en majorité les matelots), mal de Siam (maladie importée à la Martinique en 1690 par « l'Oriflamme », en provenance du Siam, mais ce bateau avait fait une escale au Brésil où sévissait la maladie), fièvre patriotique (car elle semblait atteindre moins les autochtones que les conquérants étrangers, ce qui est d'ailleurs inexact), fièvre de l'or (en raison du reflet provoqué par l'attrait pour ce métal précieux), ou encore typhus d'Amérique, peste occidentale, fièvre des Barbades, ou fièvre maligne des Indes occidentales. L'appellation fièvre jaune n'a été employée qu'en 1750 par Griffin Hughes dans « Natural History of Barbades ».
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