Des fléaux aux épidémies
Si, comme l'a rappelé Thomas Monath (Ora Vax-Peptide Therapeutics) lors d'une récente réunion de la Société américaine de microbiologie, le virus Ebola fait la une des journaux, la fièvre jaune, qu'il dénomme « fièvre hémorragique virale originale », constitue « un problème médical bien plus important » : actuellement, il y a plus de 200 000 cas chaque année, avec un taux de mortalité de 20 à 50 %.
La fièvre jaune, explique Michael McCarthy dans « The Lancet », est originaire d'Afrique et, dans les années 1500, a gagné le continent américain au cours des transports d'esclaves. Les épidémies sont alors devenues fréquentes dans les populations côtières d'Amérique du Sud et d'Amérique centrale, ainsi que sur les côtes Sud et Est de l'Amérique du Nord, remontant jusqu'à Boston.
Entre 1668 et 1893, selon Robert Joy, professeur émérite d'histoire (Bethesda, Etats-Unis) et ancien directeur du Walter Reed Army Institute of Research, il y a eu plus de 135 épidémies aux Etats-Unis.
Epidémies à répétition
En 1793, une épidémie de fièvre jaune a tué à Philadelphie un habitant sur dix. En 1878, une autre épidémie a tué 20 000 personnes dans la vallée du Mississippi. A l'époque, la cause de la maladie est inconnue mais l'on pense que l'on peut l'attraper soit par contact avec les « humeurs » des malades, soit avec le linge contaminé (vêtements, draps). La peur de la contagion conduit des gens à fuir voisins, amis et êtres aimés.
Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, plusieurs chercheurs commencent à soupçonner l'implication d'un insecte vecteur. Parmi eux, le Cubain Carlos Finlay (médecin à La Havane) qui, pendant vingt ans, essaie en vain de convaincre ses collègues que la fièvre jaune est transmise par le moustique Aedes aegypti. Et pourtant, au même moment, des chercheurs britanniques et italiens montrent la responsabilité d'insectes vecteurs dans la transmission de la filariose et du paludisme.
Aux Etats-Unis, les travaux épidémiologiques de Henry Rose Carter montrent qu'il existe un délai (dit « incubation extrinsèque ») de deux à trois semaines entre le cas index et le cas suivant ; délai qui pourrait correspondre au temps de maturation d'un pathogène dans l'insecte vecteur, avant qu'il ne puisse infecter un autre humain.
Mais, en 1897 - ce qui a compliqué les choses -, Giuseppe Sanarelli, bactériologiste italien travaillant au Paraguay, annonce - par erreur - qu'il a identifié l'agent de la fièvre jaune, à savoir une bactérie qu'il nomme Bacillus icteroides.
Quant, en 1898, la guerre hispano-américaine éclate, les Américains occupent Cuba. Là, la fièvre jaune fait tomber les soldats américains par centaines. Réaction : le chirurgien général George Miller Sternberg constitue une équipe d'investigation. La Commission de la fièvre jaune (Yellow Fever Commission) est constituée de quatre médecins : le major Walter Reed, pathologiste et microbiologiste - le leader -, et les majors James Carroll, Aristides Agramonte et Jesse Lazear. L'équipe commence son travail à Cuba en juin 1900.
Expérimentation humaine
Dans un premier temps, elle essaie de confirmer l'hypothèse B. icteroides de Sanarelli, mais conclut à une contamination. Puis elle teste l'hypothèse du moustique de Finlay. Ne disposant pas d'animaux qu'ils pourraient infecter, les quatre majors optent pour l'expérimentation humaine. Ils recrutent des soldats, des migrants hispaniques nouvellement arrivés ; toute l'équipe est d'accord pour participer aux expériences. Lazear est le premier à s'y coller : il accepte d'être piqué par un moustique qui se sera nourri sur des malades. Or il ne tombe pas malade. Et pour cause : on n'a pas attendu le délai d'« incubation extrinsèque ». C'est donc au tour de Carroll ; en quelques jours, il tombe malade. Mais il y a un hic : Carroll a travaillé dans un service de fièvre jaune ; il est donc possible qu'il y ait contracté la maladie d'une autre façon. Alors on recommence l'opération sur un jeune soldat qui, c'est certain, n'avait jamais été exposé à la fièvre jaune ; et le soldat tombe malade. Comme Carroll, il s'en remet.
Publication en 1901
L'hypothèse du moustique prend donc du corps. Mais pour l'étoffer, il faut aller plus loin encore. En novembre, l'équipe ouvre une station expérimentale, que l'on nomme Camp Lazear, en souvenir de Jesse Lazear, mort de fièvre jaune. Cette station comporte deux bâtiments. Dans le « bâtiment infecté par le linge », des volontaires dorment pendant plusieurs semaines dans des lits dont les draps ont été souillés par les vomissements, les urines, les selles et le sang de patients. Aucun ne tombe malade. L'hypothèse des « humeurs » contaminantes tombe une première fois. Dans le bâtiment « infecté par les moustiques », il y a deux chambres séparées par un fin écran métallique. D'un côté, des volontaires et des moustiques qui se sont nourris sur des malades ; de l'autre, un groupe contrôle, protégé contre les moustiques par l'écran. Presque tous ceux qui sont exposés aux moustiques tombent malades et tous ceux qui sont de l'autre côté de l'écran restent épargnés. L'hypothèse des humeurs tombe une deuxième fois. Celle des moustiques est en revanche confirmée.
L'équipe de Walter Reed publie ses résultats dans le « JAMA » (1901 ; 36 : 431-440). Cette année-là, le major William C. Gorgas, qui était resté des plus sceptiques sur les conclusions de l'équipe de Reed, reçoit l'ordre de débarrasser La Havane de ses moustiques. Malgré ses doutes, Gorgas est, de l'avis de Joy, « un bon soldat ». Il traque et détruit les moustiques partout, allant jusqu'à verser du kérosène dans l'eau croupie pour y tuer les larves. Tant et si bien que, en 90 jours, La Havane, qui avait connu au moins un cas de fièvre jaune par jour de 1762 à 1901, est débarrassée de la maladie.
« The Lancet » du 2 juin 2001, pp. 1772 (article de Michael McCarthy).
Walter Reed
Fils d'un pasteur méthodiste, Walter Reed est né en 1851 en Virginie, où il commence ses études de médecine. Il les poursuit à New York, puis retourne en Virginie et décide d'entrer dans l'armée, pour les possibilités de recherche et la sécurité financière (il veut se marier). Suivront dix-huit ans de vie de garnison, en Arizona, où il soigne les habitants isolés dans des régions sauvages, dans la ville de Baltimore, au Nebraska et en Alabama. C'est à Baltimore, où il revient en 1890, qu'il étudie la bactériologie, science naissante, avec le Dr William Henry Welch, qui avait été l'un des élèves de Pasteur. Il est prêt pour son grand uvre, l'étude de la typhoïde et de la fièvre jaune. Après un dernier tour dans l'Ouest (Dakota), il est promu major, professeur de microscopie clinique et titulaire de chaire de bactériologie. En 1898, il est chargé d'une étude sur la fièvre typhoïde, puis, en 1900, nommé président de l'équipe qui doit étudier les maladies infectieuses à Cuba, épisode relaté ci-contre. Il reviendra aux Etats-Unis en 1901 et mourra d'une péritonite en 1902, à l'âge de 51 ans.
Les virus dans l'histoire
En 1804, les émissaires de Thomas Jefferson venus négocier auprès de Talleyrand le rachat de la Nouvelle-Orléans, s'entendirent répondre : « Pourquoi la Nouvelle-Orléans ? Ne préférez-vous pas toute la Louisiane ? » Napoléon venait de céder un territoire qui s'étendait jusqu'à la frontière du Canada. Cette étrange générosité, les Américains la devaient à la fièvre jaune. Celle-ci était venue à bout du général Leclerc, beau-frère de l'Empereur, et de trois quarts de ses troupes venues mater la rébellion menée par Toussaint-Louverture à Saint-Domingue. L'île devint un Etat indépendant : Haïti. L'ouvrage de Jean-François Saluzzo, « la Guerre contre les virus » (Plon, 19,50 euros), raconte comment les maladies infectieuses ont pu jouer un rôle souvent décisif dans l'histoire. L'auteur, lui-même virologue, décrit également la guerre menée par les scientifiques, parfois au péril de leur vie, contre les seuls « prédateurs connus de l'espèce humaine », de la variole à la fièvre de Lassa.
Un saut dans le présent
La vaccination contre la fièvre jaune est la seule qui soit soumise au règlement sanitaire international : elle peut être exigée au passage de certaines frontières. Cette mesure, d'ordre administratif, vise à limiter la propagation des maladies transmissibles d'un pays ou d'une zone à l'autre. Mais il serait dangereux de se limiter à ce critère : de nombreux pays situés en zone d'endémie amarile (régions tropicales de l'Afrique et de l'Amérique du Sud) n'exigent pas la vaccination si le voyageur vient d'un pays comme la France, où cette maladie n'existe pas.
La vaccination est exigible à partir de l'âge de 1 an, mais peut être pratiquée dès 6 mois. Seuls les centres agréés par le ministère de la Santé sont habilités à vacciner contre la fièvre jaune. La liste des centres figure dans le guide des vaccinations de la DGS et du comité technique des vaccinations, et dans le « Bulletin épidémiologique hebdomadaire » (envoi sur demande au bureau des maladies transmissibles, DGS, 1, place de Fontenoy, 75350 Paris 07SP).
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