Entre liberté d'expression et scandale

Faut-il interdire le rap ?

Publié le 27/11/2005
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LE PROBLÈME DU RAP, c'est que, s'il est écouté religieusement par une partie de la jeunesse, il ne tombe jamais dans l'oreille de la plupart des gens. De sorte que les Français ont découvert récemment, parfois avec horreur, que les airs rap contiennent des paroles d'une vulgarité extrême, quand ce ne sont pas des appels au meurtre.
C'est la crise des banlieues qui a débusqué le rap. Il aurait continué sa carrière obscène dans une indifférence générale, un peu comme une musique underground, si, à la faveur des émeutes, des hommes plus curieux que les autres n'avaient poursuivi leur propre éducation jusque dans les confins de cette contre-culture. Et là, ils ont découvert, puis rapporté, des textes d'une agressivité exceptionnelle où il est question de forniquer avec la République et même de sodomiser la nation. Expressions sans doute choisies pour mieux exprimer un mépris propre aux machistes, trop heureux de constater que, pour désigner l'une et l'autre, il n'y a que des noms féminins.
Cette obscénité absolue, qui fait de l'amour physique un acte de soumission de la femme par l'homme et en même temps rejette nos institutions, a explosé tout récemment dans la presse française comme une bonbonne de gaz dans un incendie. Le philosophe Alain Finkielkraut, très sévère pour les émeutiers, a été l'un des premiers à signaler le contenu des chansons rap. Il y voit une nouvelle forme de racisme antiblanc, qu'il avait dénoncée peu de temps auparavant en même temps que Bernard Kouchner. Le rejet de la société française, l'intolérance pour tous ceux qui ne sont ni noirs ni bruns, le recours à la violence souhaité par les rappeurs moins pour changer le système que pour le détruire, tout cela forme un lourd dossier à charge contre ces « musiciens ».

IL FAUT LAISSER LE RAP VIVRE JUSQU'À CE QU'IL PÉRISSE DE SA MAUVAISE QUALITÉ

Du rap aux émeutes.
Cent cinquante-trois députés et quarante sénateurs ont donc demandé au ministre de la Justice, Pascal Clément, d'envisager des poursuites contre sept groupes de rap. Est-ce la bonne méthode ?
Avant de répondre à la question, il faut évaluer l'influence du rap. Elle est limitée à son audience, qui est spécifique. Il n'est donc pas illogique d'imaginer un rapport de cause à effet entre le rap et les émeutes. Dès lors qu'on peut impunément insulter nos institutions dans un langage d'une grossièreté pornographique et d'une extrême violence, pourquoi ne pas passer des mots aux actes ?
Les amateurs sincères de rap nous permettront d'ajouter que, pour avoir eu l'occasion d'écouter quelques-unes de ses « créations », nous avons le sentiment qu'il fait régresser la musique : ce n'est ni du jazz, ni du rock, ni même du yé-yé, c'est encore moins de la grande musique, c'est d'une pauvreté musicale à pleurer et les textes sont consternants de bêtise. Pas toujours, mais très souvent. Alors, à quoi le rap sert-il ?
S'il n'est pas au service de la musique et s'il porte atteinte au fonctionnement serein de la démocratie, pourquoi ne pas le bannir ? Parce que c'est un moyen d'expression comme un autre et qu'aucune société n'est sortie grandie d'une répression de la culture, même si en l'occurrence le mot « culture » fait trop d'honneur au rap : nous n'en sommes plus à l'époque où James Joyce était interdit pour « obscénité », alors qu'il n'était qu'impénétrable. Le jugement qu'appelle le rap est diamétralement opposé : accessible à tous, mais obscène.
Aussi bien les élus ont-ils choisi leurs cibles et ne s'en sont-ils pas pris au rap en général. Ce qui est plus grave, c'est que les rappeurs incriminés répondent que leurs airs et leurs textes ont été conçus pour avoir un effet « préventif » et pour alerter les autorités sur la crise qui couvait et a fini par éclater.

Aucun projet.
Self fulfilling prophecy, comme diraient les Anglais, c'est-à-dire que les rappeurs ont déclenché le drame pour avoir raison. S'ils sont la cause des émeutes, ce sera difficile à démontrer, mais on est sûr d'au moins une chose : il y a du racisme chez les voyous des quartiers, alors qu'ils affirment en être seulement les victimes ; il y a une haine viscérale pour les éléments qui fondent la démocratie parlementaire ; il y a une complaisance pour leur propre souffrance, qui va si loin qu'ils préfèrent détruire qu'inventer des solutions. On l'a assez dit, les émeutes et les incendies n'étaient accompagnés d'aucun projet.
Nous serions tentés d'écrire qu'une musique aussi exécrable ne mérite pas qu'on la défende et qu'il devrait être licite de l'interdire au nom du bon goût. Mais peut-être le rap contient-il d'insoupçonnables vertus qui nous échappent et, au nom de ses millions de fans dans le monde, nous proposons de le laisser vivre jusqu'à ce qu'il périsse de sa mauvaise qualité. Certes, c'est comme souhaiter l'éradication de l'alcoolisme par la mort des alcooliques. Mais, enfin, on est toujours gêné de s'en prendre à un auteur, fût-il médiocre, ou même nul.
Et, surtout, il faut doser la répression pour qu'elle ne finisse pas par réduire les libertés au nom desquelles le combat est mené : les sociétés qui ont pratiqué l'autodafé n'ont pas donné le meilleur exemple.

> RICHARD LISCIA

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7851