LA REVUE « Cassandre », publication destinée aux artistes, aux acteurs sociaux, soignants et éducateurs, propose dans un numéro spécial la synthèse des journées de rencontres organisées à Paris sous le titre « L'art en difficultés », consacrées à l'intervention artistique en prison, à l'hôpital psychiatrique et de façon plus générale dans tous les milieux de relégation sociale ou culturelle. Ce hors-série est donc une réflexion sur ce qui se fait dans ces lieux où, apriori, l'art et la culture ne vont pas de soi, comme le souligne le psychiatre Jean Oury, fondateur de la clinique de la Borde et depuis toujours investi dans ce type d'engagement.
L'art a depuis toujours maille à partir avec les états extrêmes, avec la folie, avec la limite. Parler et montrer ce qui se fait « hors champ », soulignent les intervenants, ne relève ni de la mode ni de la compassion, pas plus que de la promotion des pratiques de réinsertion ou de pacification. Faire connaître et évoquer ces lieux et modalités de la création artistique, analyser les rapports entre l'exclusion et l'art revient en revanche à souligner la dimension de l'art quand elle n'est ni simple ornement ni banal divertissement. Si l'art n'est pas absent de ces lieux, «ce n'est pas parce que l'on est fou que l'on est artiste», disent les intervenants, et l'art a même plutôt tendance à déserter la maladie qu'à simplement se cacher derrière elle. L'expression artistique dont il est question n'est pourtant ni contrainte, ni thérapie, ni stigmate de la folie, mais possibilité de ressourcement de l'art, et justifie tous les décloisonnements, expliquent-ils, exemples à l'appui. Ce numéro inaugure une série de livres consacrée à l'art en difficultés, dans les champs du handicap ou de l'exclusion sociale.
Le mystère de la création.
La quatrième de couverture annonce l'éclairage du mystère de la création par les avancées de la psychiatrie. Sans tenir cette promesse, mais comment le pourrait-on, le psychiatre Philippe Brenot propose une intéressante analyse de la santé mentale des créateurs géniaux, peintres, musiciens, écrivains. Mais qu'est-ce qu'un génie ? C'est celui qui est «durablement reconnu de tous pour sa portée universelle, ou du moins pour sa contribution à l'avenir de l'humanité», dit-il. Sont–ils plus fous que leurs congénères moins talentueux et d'où leur vient leur génie ? Et si leur folie existe, participe-t-elle à leur création ? L'auteur partage avec Jean Oury la certitude que l'on n'est pas génial simplement parce que l'on est fou, ou que, en tout cas, «si la folie participe du génie, elle n'en est pas une condition suffisante». Il n'empêche, développe Ph. Brenot, une majorité des êtres créatifs possèdent, au moins aminima, quelques caractéristiques de la maladie maniaco-dépressive, affection constituant un facteur de risque suicidaire majeur (un patient sur cinq). L'auteur multiplie les exemples et les analyses de créateurs tourmentés pour argumenter son propos. Comme le suggère une étude de prévalence de la créativité chez les parents de premier degré de trente écrivains et de trente sujets témoins non créateurs, réalisée par la psychiatre américaine Nancy Andreasen, la créativité et les troubles de l'humeur surviendraient conjointement dans les mêmes familles, avec une fréquence élevée des troubles de l'humeur chez les parents de créateurs. Lorsque ces troubles de l'humeur ne sont pas trop intenses, ils sont plutôt stimulants ; très intenses, ils deviennent néfastes. Notre conception moderne du génie rejoindrait en cela la conception aristotélicienne : le génie croîtrait sur un terreau mélancolique.
La trajectoire et l'histoire de ces artistes géniaux apparaît comme une tentative permanente de recherche de points d'équilibre, de descentes aux enfers et de remontées (souvent fugaces) vers le paradis, dit-il. L'histoire se termine parfois tragiquement, comme en témoigne la liste des écrivains talentueux qui ont mis fin à leurs jours : Virginia Woolf, Ernest Hemingway, Montherlant, Romain Gary, Jack London et bien d'autres. Même si la fin tragique de Nicolas de Staël, de Vincent Van Gogh ou de Tchaïkovski sont dans les mémoires, les peintres et les musiciens seraient en revanche plus épargnés, comme si le fléau de la mort mélancolique s'acharnait plutôt sur le monde des lettres.
De l'absinthe aux somnifères.
Hier, les « génies » se soignaient comme ils pouvaient ; alcool, opium, café (la fameuse cafetière de Balzac), sédatifs divers et variés étaient largement consommés. «Là où Voltaire prenait l'absinthe du soir et de la nuit, d'autres prennent aujourd'hui un calmant ou un somnifère», dit l'auteur.
Si la question des liens entre la souffrance vécue et la capacité d'expression continue d'avoir un sens, si créativité et maladie relèvent au moins partiellement des mêmes mécanismes, faut-il soigner la folie au risque d'étouffer le génie ? Philippe Brenot conteste la thèse de la décision volontaire du suicide, «équivalent du suicide existentiel des philosophes de l'Antiquité» et avance autant d'arguments pour étayer la thèse du syndrome dépressif chez les artistes ayant mis fin à leurs jours. Apaiser la souffrance n'étouffe pas forcément le génie, loin de là, à condition toutefois de savoir entendre la demande du patient, d'être médecin «mais aussi poète».
L'artiste génial est un trouble-fête, un inventeur, un explorateur, donc forcément un instable, en rupture avec la société, en avance sur son temps, à la poursuite de l'avenir, affirme Philippe Brenot.
« Les hors-champs de l'art », hors-série Cassandre/Horschamp, coédition Noÿs, 276 pages, 20 euros.
« Le Génie et la Folie », Philippe Brenot, éditions Odile Jacob, 246 pages, 23 euros.
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