Bilan sanitaire et social
Dans un premier temps, les experts ont établi un bilan des constatations d’ordre sanitaire et social. «La situation épidémiologique est exceptionnellement tendue avec un niveau d’incidence au mois de février encore jamais atteint et un possible excès de mortalité de près de 10% sur l’ensemble de l’année 2005. Plusieurs témoignages convergents pour laisser à penser que cet excès de mortalité, s’il était confirmé, pourrait dépasser 10% pour les premiers mois de l’année 2006. Il serait principalement constitué de décès chez des personnes âgées et fragiles.»
Les membres de la mission ont par ailleurs constaté le manque de données de séroprévalence, particulièrement indispensables en l’absence d’éléments fiables sur l’incidence de la maladie. Ils ont aussi noté qu’il manquait des précisions sur le pourcentage de formes pauci ou symptomatiques. «On ne sait pas avec certitude si le virus a déjà circulé sur l’île de la Réunion auparavant et quelle proportion et quelle classe d’âge de la population en aurait encore la trace. Ces informations, qui permettraient d’évaluer la probabilité d’une reprise épidémique lors de la saison suivante, seraient fondamentales à obtenir tant pour guider les politiques de prévention et de lutte antivectorielle que pour aiguiller les politiques publiques (santé, tourisme, économie) .»
Les membres de la mission ont souligné la grande motivation des scientifiques et des chercheurs hospitaliers de l’île, leur productivité scientifique antérieure de bonne qualité, leur expérience de la conduite de projets et l’existence d’un plateau technique souvent bien développé et maîtrisé. Ils ont aussi ajouté que les scientifiques universitaires ou les établissements publics de recherche rencontrés n’avaient pas encore commencé de recherches spécifiques orientées sur la maladie, mais ils ont fait part d’une volonté de réorientation d’une partie de leurs activités et de leurs ressources sur des thématiques prioritaires du sujet, notamment si des moyens leurs étaient alloués pour le faire.
Pour les experts, «le Centre national de référence (CNR) pour les arboviroses et son laboratoire associé ont rempli un important rôle d’appui à la veille sanitaire et ont apporté aux professionnels de l’île une expertise scientifique tout au long de l’épidémie. Ils ont assuré en particulier l’autonomie diagnostique des hôpitaux en leur transférant les technologies et les kits nécessaires à la réalisation des sérologies et des RT-PCR. Cependant, ils n’ont pas assuré le diagnostic du secteur libéral qui représente probablement plus de 95% des patients concernés. Au titre du secteur libéral, en janvier 2006 plus de 20000 examens diagnostiques (recherche d’IgM) ont dû être adressés à un laboratoire privé libéral de métropole, basé à Lyon. Ajouté au fait que les résultats n’étaient disponibles souvent qu’après un délai de deux à quatre semaines, cette organisation n’a probablement pas contribué à une prise en charge optimale du diagnostic du chikungunya en ville». Cette analyse fait dire aux experts : «Il est important et urgent que soient mises en place et favorisées des collaborations scientifiques nationales, européennes et internationales de très haut niveau dans le domaine immuno-virologique, entomologique et épidémiologique dans le respect des chercheurs hospitaliers et universitaires locaux.»
L’écologie virale
Deux types d’axes de recherches doivent être favorisés : certaines à réaliser sans délai, d’autres à mettre en place à moyen et long terme. Parmi les premières, les experts retiennent un travail sur l’écologie virale impliquant un volet entomologique et des études vétérinaires et ornithologiques qui, compte tenu de l’absence de vaccin ou de traitement spécifique, pourraient permettre de développer la lutte contre le vecteur présumé, Aedes albopictus, et d’imaginer des stratégies individuelles de protection contre les piqûres. Ce travail ne se conçoit qu’avec, en parallèle, un effort de caractérisation des vecteurs associé à leur contrôle. Pour que ce dernier soit efficace, il faudrait réaliser des études destinées à évaluer la sensibilité des insectes vecteurs vis-à-vis des substances insecticides employées et alternatives ainsi qu’une caractérisation des mécanismes génétiques d’éventuels phénomènes de résistance. Il faudrait aussi évaluer et rechercher de nouvelles substances insecticides et de nouvelles stratégies de contrôle dont l’efficacité et l’innocuité pour l’homme et la faune non spécifique seraient optimisées. L’impact sur l’environnement de ces différentes stratégies devait aussi être évalué.
Par ailleurs pour les experts, «une étude génomique moderne et massive du virus accompagnée d’une analyse des caractéristiques génotypiques et phénotypiques majeures est nécessaire. Elle doit être accompagnée d’un travail sur les interactions virus-vecteurs, d’une étude de séroprévalence, de la mise en place d’éléments d’immuno-vaccinologie, d’un criblage des molécules sur le marché à la recherche d’une activité antivirale. Les sciences humaines et sociales ne doivent pas être oubliées et une étude sur la mortalité inexpliquée doit être mise en place. Enfin, il est important de favoriser et d’aider les chercheurs cliniciens à stocker dans des conditions optimales pour les recherches ultérieures les prélèvements réalisés dans le cadre de la prise en charge des patients atteints (sérum, urine, LCR, placenta, biopsies, prélèvements naso-pharyngés...) . La même attention doit être apportée aux prélèvements vétérinaires et entomologiques».
Les experts ont aussi analysé les recherches à mettre en place à moyen et long terme.
Réseaux d’excellence
Ils insistent sur la notion de réseaux d’excellence qui favorisent les collaborations des scientifiques et chercheurs de l’île avec le reste de la communauté scientifique nationale et internationale. Ils soulignent aussi que l’outil Programme hospitalier de recherche clinique (Phrc) n’est pas parfaitement adapté à la recherche sur les maladies émergentes, lorsque celles-ci sont en cours d’émergence. «En effet, c’est immédiatement que les chercheurs cliniciens ont besoin d’aide et de financement. Ceux de la Réunion ont su, dans une certaine mesure et avec pragmatisme, réagir immédiatement aux besoins de recherche qu’ils ont perçus nécessaires à mener ultérieurement. Cependant, il faudra accompagner leurs efforts visant à déposer des dossiers de réponse au Phrc 2006 national et régional.»
Les experts proposent aussi de renforcer le système d’épidémio-surveillance, de réaliser une enquête de séroprévalence en fin de vague épidémique, de conduire des études socio-anthropologiques portant sur les comportements humains liés au développement de l’épidémie, de travailler sur une lutte antivectorielle.
Criblage
Le criblage de nouvelles molécules à la recherche d’une activité antivirale est aussi essentiel : étude génomique structurale et fonctionnelle des protéines virales permettant de tester in vivo (sur des protéines enzymatiques recombinantes du virus du chikungunya) in silico (sur des structures cristallines des protéines virales), ex vivo (sur des cultures cellulaires infectées par le virus), puis in vivo des chimiothèques adaptées, en incluant des médicaments traditionnels utilisés couramment dans l’île (notamment décoction ou tisanes). Enfin, les experts proposent d’organiser la première conférence internationale sur les fièvres du chikungunya et de Ross River qui se tiendrait sur l’île de la Réunion dans un délai de douze à dix-huit mois.
D’après le rapport de mission de recherche sur le chikungunya remis au ministre délégué à l’Enseignement supérieur et à la Recherche et au ministre de la Santé et des Solidarités le 20 février 2006.
Les recherches des spécialistes locaux
Le Dr Marie-Christine Jaffar-Bandjee, microbiologiste, et le Dr Bernard-Alex Gauzère, réanimateur au centre hospitalier Félix-Guyon de Saint-Denis détaillent pour « le Quotidien » les axes de recherche menés grâce à l’implication des praticiens de l’île de la Réunion.
D’un point de vue épidémiologique, en analysant les données déjà obtenues de surveillance des cas hospitalisés (service de médecine ou de réanimation) et les patients reçus aux urgences, il est déjà possible de préciser les différentes formes cliniques inhabituelles rencontrées et l’incidence des formes prolongées ou à rechute, et d’établir des pistes sur les origines de la surmortalité.
Du point de vue microbiologique, un projet de travail de caractérisation génomique des différents virus recueillis sur l’île est en cours. Il permettra une étude phylogénétique du virus dans le temps et l’espace. Les caractéristiques virales seront aussi étudiées à la lumière des différents types de tableaux cliniques observés. Le lien entre les formes cliniques et le tropisme cellulaire des tissus sera aussi apprécié par une analyse des prélèvements déjà obtenus (biopsies hépatiques, liquide articulaire, biopsies cutanées, LCR).
En outre, l’intégralité du génome de soixante-dix souches est actuellement à l’étude auprès de l’Institut Pasteur et des CNR. L’étude des marqueurs génomiques de susceptibilité de l’hôte à la maladie est aussi en cours, ainsi qu’un travail d’immunophénotypage qui pourrait permettre de mieux comprendre les interactions entre virus et population lymphocytaire (NK, cellules B et T et cellules dendritiques). Enfin, deux études sur les paramètres sériques de la maladie en phase aiguë et chronique ainsi que deux Phrc thérapeutiques ont été proposés (l’un dans le domaine pédiatrique, évaluant la chloroquine contre l’ibuprofène, et l’autre chez l’adulte, comparant hydroxychloroquine à Ains).
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