PAR LES Drs MARC BEAUSSIER ET AUDREY SOLIS*
LA CURARISATION résiduelle est fréquente et dangereuse (1). Elle est désormais parfaitement bien documentée et ne peut plus être ignorée des anesthésistes. Les moyens disponibles pour réduire son incidence sont cependant toujours insuffisamment utilisés. Il en est ainsi du choix adapté des curares et de la profondeur de curarisation, de l'usage du monitorage, mais aussi de l'utilisation des antagonistes. Les anesthésistes français connaissent mal la néostigmine et redoutent ses effets secondaires (2). Or, il est clairement mentionné dans la conférence de consensus réalisée en 1999 par la SFAR qu'après usage peropératoire des curares, « … la décurarisation pharmacologique est recommandée si la décurarisation complète ne peut être affirmée… » (3), ce qui est le plus souvent le cas. L'antagonisation a été retrouvée comme un facteur indépendant associé à une réduction de la morbidité sévère et de la mortalité postopératoire (4).
La néostigmine est une molécule complexe, dont le mode d'action reste imparfaitement élucidé et dont le maniement est difficile (5).
Une molécule complexe.
La néostigmine a la propriété de se fixer sur l'enzyme acétylcholinestérase. Cette fixation va avoir deux conséquences. La première est qu'elle empêche la fixation de l'acétylcholine par un effet d'encombrement stérique simple. La seconde, et la plus importante, est que l'acétylcholinestérase s'inactive en clivant la néostigmine. L'inhibition de l'acétylcholinestérase augmente le nombre de molécules d'acétylcholine dans la fente synaptique et, par conséquent, la probabilité que cette molécule aille activer un récepteur postsynaptique libre.
L'antagonisation par la néostigmine vis-à-vis des curares n'est donc pas de type compétitif. De plus, la néostigmine agit par d'autres voies que l'inhibition de l'acétylcholinestérase. Elle exerce une action directe sur le canal du récepteur postsynaptique à l'acétylcholine, en pénétrant en son sein et en le maintenant dans une situation empêchant son activation. Cet effet peut être, selon les concentrations et l'état du récepteur (libre ou désensibilisé) à l'origine d'un effet agoniste ou, au contraire, antagoniste (6). Elle pourrait également agir sur les récepteurs préjonctionnels à l'acétylcholine, en favorisant la libération d'acétylcholine en réponse à une stimulation. La traduction clinique de ces effets n'est pas parfaitement connue, mais rend compte de certaines caractéristiques de l'antagonisation par la néostigmine.
L'antagonisation d'un bloc par la néostigmine.
Un délai d'action qui peut être long. Après curares de durée d'action intermédiaire, et retour de deux réponses au train de quatre (TOF) sur l'adducteur du pouce, le délai pour obtenir une décurarisation adéquate se situe en moyenne entre 10 et 15 min. (7-11). Après antagonisation systématique d'un bloc induit par le rocuronium (néostigmine 50 µg/kg avec atropine 10 µg/kg injectés au retour de deux à quatre réponses au train de quatre), près de 90 % des patients présentent une curarisation résiduelle au moment de l'extubation (11 ± 7 min après injection) (12). Il faut attendre plus de 30 minutes après l'antagonisation pour qu'un bloc résiduel au pancuronium de 10 % de hauteur de twitch atteigne un rapport T4/T1 > 0,7 (10).
Pas d'intérêt à augmenter les doses. Il pourrait être tentant d'augmenter la dose de néostigmine, soit pour antagoniser un niveau de bloc résiduel plus profond, soit pour accélérer la décurarisation. C'est inutile car, à partir d'une certaine concentration, l'effet atteint une valeur de plateau. In vitro, de fortes concentrations de néostigmine peuvent entraîner directement des fasciculations musculaires spontanées associées à une fatigue au train de quatre, témoignant d'une certaine forme de blocage de la transmission neuromusculaire (13).
A l'opposé, pour un curare de durée d'action intermédiaire et avec quatre réponses au train de quatre, il est probable qu'une dose réduite de moitié soit suffisante pour l'antagonisation (7).
Inefficacité pour antagoniser les blocs profonds. L'injection de néostigmine à un niveau profond de bloc neuromusculaire n'accélère pas la vitesse de décurarisation par rapport à l'injection après un début de récupération spontanée (14).
Des facteurs qui peuvent compromettre l'efficacité de l'antagonisation. L'acidose respiratoire importante ou l'alcalose métabolique entrave le processus de décurarisation et doivent être traitées avant d'envisager l'antagonisation d'un bloc (5). Il en est de même de l'hypocalcémie. L'hypothermie est aussi un facteur susceptible de potentialiser l'action des curares et devra être traitée avant antagonisation. De nombreux médicaments (aminosides, anesthésiques locaux, etc.) p euvent également potentialiser un bloc neuromusculaire. Des concentrations résiduelles d'isoflurane (0,2 %) peuvent compromettre l'antagonisation d'un bloc résiduel après vécuronium (15). Cela constitue une justification supplémentaire à utiliser des agents inhalatoires d'élimination rapide.
D»après la conférence de consensus de la SFAR (1999) : « L'antagonisation n'est envisageable qu'à partir du moment où il existe au moins deux, et au mieux quatre réponses au TOF. Elle consiste en l'injection de néostigmine à la dose de 40 à 50 µg/kg. La néostigmine est associée à l'atropine à la dose de 15 à 20 µg/kg. Les contre-indications à la décurarisation pharmacologique sont exceptionnelles. »
Le problème de l'antagonisation d'un bloc au mivacurium. L'antagonisation d'un bloc induit par le mivacurium est compliquée par le fait que la néostigmine diminue l'activité des cholinestérases plasmatiques, responsables du métabolisme du mivacurium (16-17). L'antagonisation accélère tout de même la décurarisation, mais avec un gain très faible (17).
Les effets secondaires et les contre-indications de la néostigmine. Les anticholinestérasiques, par la stimulation des récepteurs muscariniques, entraînent une stimulation vagale généralisée, responsable d'une bradycardie, d'une augmentation des sécrétions digestives (notamment salivaires) et bronchiques, ainsi qu'un effet bronchoconstricteur potentiel. L'injection simultanée d'atropine (de 15 à 20 µg/kg) diminue ces effets indésirables mais peut en provoquer d'autres (tachycardie initiale si injection simultanée, troubles confusionnels chez les personnes âgées, etc.) et peut être contre-indiquée dans certains cas. Cependant, l'atropine améliore l'efficacité de l'antagonisation par un effet bloquant sur les récepteurs muscariniques présynaptiques impliqués dans un rétrocontrôle négatif de la libération d'acétylcholine (18-19). Elle doit donc être utilisée le plus souvent possible lors de l'antagonisation, même chez les patients tachycardes.
Les contre-indications à l'utilisation de la néostigmine sont extrêmement rares et se résument à la présence de troubles du rythme et de conduction cardiaque symptomatiques, ainsi qu'aux situations d'hyperréactivité bronchique déséquilibrée (bronchoconstriction au moment de l'indication de néostigmine).
Cliniquement, l'effet indésirable le plus fréquent de l'antagonisation semble être l'augmentation de l'incidence de nausées-vomissements. Il vient d'être montré que les effets de la néostigmine sur l'incidence de nausées-vomissements postopératoires semblent biphasiques, avec un effet plutôt protecteur pour les faibles doses (< 2 mg) et plutôt « facilitateur » pour les plus fortes doses (20).
Sugammadex : bientôt une alternative à la néostigmine ?
Sugammadex (Org 25969) est une molécule en voie de développement qui devrait être disponible prochainement en France. Plus qu'un nouveau produit, il s'agit d'un nouveau concept d'antagonisation (21-22). L'Org 25969 a une action spécifique vis-à-vis des curares stéroïdiens (rocuronium, vécuronium et à moindre mesure du pancuronium). Injecté dans la circulation, Sugammadex capture les molécules de rocuronium ou de vécuronium, créant un gradient de concentration entre la jonction neuromusculaire et le plasma qui, par la loi d'action de masse, provoque un retour massif de la molécule vers le plasma où elle est elle-même capturée par l'antagoniste. Cette décroissance de la concentration au site d'action provoque la décurarisation. L'Org 25969 est ensuite rapidement éliminée par le rein, en y emmenant la molécule de rocuronium ou de vécuronium capturée, prévenant toute recurarisation secondaire. Contrairement à la néostigmine, Sugammadex permet l'antagonisation de bloc profond, a un délai d'action rapide et reproductible, n'est pas sensible aux interactions médicamenteuses et est quasiment dénué d'effets indésirables.
Modifier les habitudes.
La néostigmine est une molécule qui effraie de nombreux anesthésistes. Cela explique qu'elle soit sous-utilisée, ce qui est sans doute en partie à l'origine de l'incidence élevée de curarisations résiduelles encore relevées dans de nombreuses études récentes. La relative sous-utilisation de la néostigmine réside plus dans la crainte de ses effets indésirables et dans son maniement difficile que dans ses contre-indications qui sont extrêmement rares.
L'amélioration des connaissances sur la néostigmine devrait pousser les praticiens à l'utiliser mieux et plus souvent. La mise à disposition prochainement du Sugammadex, un nouvel antagoniste des curares stéroïdiens, dont l'efficacité et la tolérance surpassent celles de la néostigmine, pourrait venir modifier nos habitudes en matière de décurarisation, et améliorer la sécurité des patients.
* Département d'anesthésie-réanimation chirurgicale, hôpital Saint-Antoine, Paris.
(1) Beaussier M, Boughaba MA. [Residual neuromuscular blockade]. Ann Fr Anesth Reanim 2005;24:1266-74.
(2) Osmer C, Vogele C, Zickmann B, Hempelmann G. Comparative use of muscle relaxants and their reversal in three European countries: a survey in France, Germany and great Britain. Eur J Anaesth 1996;13:389-99.
(3) Conférence de consensus SFAR. Indications de la curarisation en anesthésie. Ann Fr Anesth Reanim 2000;19: 34-7.
(4) Arbous M, Meursing A, van Kleef J et coll. Impact of anesthesia management characteristics on severe morbidity and mortality. Anesthesiology 2005;102:257-68.
(5) Bevan D, Donati F, Kopman A. Reversal of neuromuscular blockade. Anesthesiology 1992;77:785-805.
(6) Wachtel R. Comparison of anticholinesterases and their effects on acetylcholine-activated ion channels. Anesthesiology 1990;72:496-503.
(7) Jones J, Parker J, Hunter J. Antagonism of blockade produced by atracurium or vecuronium with low doses of neostigmine. Br J Anaesth 1988;61:560-4.
(8) Smith C, Donati F, Bevan D. Dose-response relationship for edrophonium and neostigmine as antagnists of atracurium and vecuronium neuromuscular blockade. Anesthesiology 1989;71:37-43.
(9) McCarthy G, Cooper R, Stanley J, Mirakhur R. Dose-response relationship for neostigmine antagonism of vecuronium-induced neuromuscular block in adults and the elderly. Br J Anaesth 1992;69:281-3.
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(21) Miller R. Sugammadex : an opportunity to change the practice of anesthesiology ? Anesth Analg 2007;104:
477-8.
(22) Naguib M. Sugammadex: another milestone in clinical neuromuscular pharmacology. Anesth Analg 2007;104:575-81.
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