À une centaine de kilomètres de Paris sommeille Évreux, 54 000 habitants, préfecture de l’Eure. En contrebas de magnifiques coteaux classés Natura 2000, un magnifique beffroi du XVe siècle domine le petit centre-ville que traverse l’Iton. Malgré ce paysage idyllique, Rouen est marqué par une sous-densité médicale tragiquement remarquable.
Cette forte sous-densité médicale, particulièrement aiguë dans les communes rurales de l’agglomération ébroïcienne, se traduit en ville par une grave pénurie de médecins, dommageable tant pour les professionnels que pour les patients. « Chacun se voit solliciter par de plus en plus de patients et éprouve des difficultés croissantes à les orienter vers des spécialistes, sans compter la pression grandissante qui s’exerce sur le nombre restreint de confrères pour faire partie de telle ou telle commission préfectorale », énumère le Dr Nicolas Renaud, généraliste dans le centre-ville. Ce praticien d’origine francilienne installé en cabinet libéral à Évreux depuis seize ans attribue le peu d’engouement des jeunes médecins pour la ville à son manque d’attractivité. Pour lui, l’agglomération ébroïcienne, « quatrième couronne parisienne, cumule les désavantages de la région-capitale et de la province ». Et de souligner « le manque d’infrastructures » de « la seule ville à moins de 100 km de Paris où il n’y a pas de quatre voies » pour rallier la capitale, mais aussi son « vide culturel » : pas une seule salle de cinéma d’art et d’essai, un théâtre fermé pour réfection, pas même une Fnac ! De fait, même avec l’autre préfecture haut-normande, Rouen, où se trouve l’université la plus proche, la connexion n’est pas aisée : la ligne ferroviaire Rouen-Évreux a cessé de fonctionner il y a de cela plusieurs décennies.
Parallèlement à ce sombre tableau, ou peut-être à cause de lui, Évreux se caractérise néanmoins par l’étonnant dynamisme de son immobilier sanitaire : la ville est engagée dans un vaste mouvement de modernisation de son offre de santé que traduisent notamment la construction d’un hôpital général flambant neuf et l’entière reconstruction de son centre hospitalier spécialisé (CHS), situé dans un quartier périphérique plutôt cossu (cf. encadré).
Le pari de l’installation
Tous ces bouleversements seront-ils de nature à inverser l’actuelle tendance à la désertification médicale à l’œuvre dans la capitale de l’Eure ? Cette lancinante question, tous les acteurs en santé ébroïciens se la posent et l’adoption en juillet 2009 de la loi Hôpital, patients, santé, territoires, qui prétend dessiner une organisation rénovée de l’offre de soins pour les années à venir, ne suffit pas à y répondre. Après bientôt un an et demi du vote de la loi et tandis que quasiment tous les décrets d’application en sont désormais publiés, la circonspection domine encore sur le terrain. La pression économique à l’œuvre dans le secteur de la santé, qui impacte fortement les différents modes d’exercice, imprègne massivement le discours des professionnels. Il faut ainsi une bonne dose d’optimisme pour braver « la morosité ambiante » et faire le pari de l’installation dans une commune fortement ébranlée par la crise économique, à l’image d’Arnaud Vernier, pharmacien de 33 ans. Après avoir travaillé plusieurs années dans la distribution, ce jeune professionnel a quitté la région niçoise pour reprendre avec un associé une officine dans le centre-ville. Deux semaines après son arrivée dans le département haut-normand, on l’a déjà mis en garde sur la « concurrence exacerbée » qui l’attend, celle-là même qui a causé la faillite et la fermeture d’un local voisin. « Les petites pharmacies souffrent énormément, beaucoup sont sur le point de déposer le bilan, car aujourd’hui la survie d’une officine n’est malheureusement fondée que sur son économie et les chiffres d’affaires baissent, les marges diminuent », constate-t-il. « Ce n’est pas parce que vous êtes super et que vous faites du conseil, que vous allez pouvoir survivre dans l’économie actuelle », acte celui qui a « toujours voulu vulgariser la santé et éclairer » ses concitoyens. Ce sont encore des considérations économiques qui expliquent, selon le président de la CME de l’hôpital d’Evreux, la modeste quantité des recrutements à l’occasion du déménagement de l’hôpital, bien que celui-ci s’accompagne de l’extension de plusieurs services et même de la création d’un service ambulatoire de 40 lits. « Le déficit du centre hospitalier intercommunal (CHI) atteint 7 à 8 millions d’euros », observe le Dr Serge Elhaïk, qui pronostique une année 2010 difficile, obérée par le déménagement de l’hôpital dans ses nouveaux locaux. « À part les urgences, les blocs sont au ralenti. À tour de rôle, les services sont inactifs pendant une huitaine de jours, ce qui génère nécessairement une perte financière. »
Au CHS Navarre, où un cadre a participé en 2008 à un groupe de travail interhospitalier sur l’élaboration d’indicateurs pouvant servir d’outils de comptabilité analytique, probable prélude à l’instauration d’un système de type T2A, cette perspective ne soulève pas l’enthousiasme. « Quand il y aura la T2A en psychiatrie, je voudrais être en retraite ! », plaisante à demi-mot Brigitte Pechovic, directrice des soins de l’établissement, tant l’idée de « valoriser l’activité en psychiatrie » comme elle l’est aujourd’hui en MCO et le sera en SSR dès 2012, ne lui paraît « pas souhaitable du tout ». « On sait bien quels sont les séjours qui rapportent et ceux qui ne rapportent pas, c’est la patate chaude », note-t-elle, déplorant qu’on perde avec cette approche « un peu l’âme de la fonction publique hospitalière ».
Quelle notion de territoire de santé ?
À travers la notion de « territoire de santé » qu’elle consacre, la loi HPST prétend gommer les vieux clivages entre établissements publics et privés dont la complémentarité serait de nature à mutualiser, rationaliser et donc maîtriser les coûts. Associé à Vernon, Evreux constitue l’un des quatre territoires de santé de Haute-Normandie, et le seul de l’Eure. Si rien n’est encore formalisé, il devrait y avoir à terme une seule communauté hospitalière de territoire (CHT) pour tout le département, suppose le député Lefrand. En plus du CHI Eure-Seine, il devrait théoriquement y avoir dans cette CHT les hôpitaux de Gisors, Bernay, voire Verneuil-sur-Avre. « Tous ceux qui veulent bien venir », résume le Dr Serge Elhaïk, précisant qu’une réunion devait se tenir le 8 décembre à ce sujet. Cela dit, constate Gérard Dugny, chef de service de l’Ehpad Saint-Michel, l’une des deux maisons de retraite publiques d’Evreux, rattachée à l’hôpital, « des tas de conventions lient déjà les établissements entre eux ». Ainsi sa maison de retraite médicalisée a-t-elle dû dans le cadre du plan canicule, passer convention avec les autres Ehpad et les soins de suites et de réadaptation. « C’est une communauté hospitalière de fait à défaut d’être de droit », analyse-t-il, soulignant qu’en gériatrie notamment, le « fonctionnement en réseau » est déjà très important, fonctionne bien et date d’avant la loi HPST.
Une complémentarité de fait entre établissements
De même, une collaboration nécessaire quoique limitée, dictée par des impératifs de santé publique et fondée sur la complémentarité de l’activité, s’est instaurée entre l’hôpital et les deux cliniques privées d’Evreux. Les trois urologues exerçant sur le territoire de la commune étant tous dans le privé, l’hôpital a ainsi pris l’habitude d’y adresser les patients qui nécessitent des soins dans cette spécialité. Chaque établissement possède quelque chose que les autres n’ont pas : le CHI a la maternité, la clinique Pasteur la radiothérapie et celle de Bergouignan la coronarographie. Cette dernière fait d’ailleurs l’objet d’un minidrame local qui tient en une question : la clinique Pasteur conservera-t-elle son activité de pointe en cardio, ou bien l’hôpital public va-t-il récupérer la coronarographie, comme il le souhaite ? De cet arbitrage, confié à l’agence régionale de santé (ARS) paraît dépendre largement l’éventuelle fusion des deux cliniques, que certains à Evreux n’hésitent pas qualifier d’ « Arlésienne ». Ils sont nombreux en tout cas à estimer que l’ouverture du nouvel hôpital public va accélérer le processus. « Aujourd’hui, la chirurgie n’étant plus rentable, les cliniques ne vivent que grâce à la cancérologie (Pasteur) et la cardiologie (Bergouignan). Elles n’ont pas d’autre choix que de se regrouper », juge ainsi Guy Lefrand, ancien médecin lui-même.
Mais pour l’heure, les intéressés ne semblent pas pressés. Seule « une association, pour l’instant assez fictive » et « sans relation d’argent » lie les deux établissements privés qui entretiennent par ailleurs des « rapports purement confraternels », souligne le Dr Hubert de Moulins, chirurgien digestif et président de la CME de la clinique Pasteur. La cardio étant est « la seule chose qui nous attire à Bergouignan, il n’y aura pas de mariage » si la coronarographie est finalement attribuée à l’hôpital, prévient-il.
Ménager les susceptibilités
D’une manière générale, la propension des pouvoirs publics à vouloir renforcer la collaboration entre établissements au mépris des cultures propres aux uns et aux autres, génère un certain agacement de part et d’autre. « Lors d’une réunion à Rouen, au siège de l’ARS, avec des représentants du CHI, on nous a demandé de réfléchir au développement de la complémentarité entre nos établissements dans plusieurs domaines prioritaires, parmi lesquels l’imagerie médicale, la cancérologie, la permanence des soins ou encore la cardiologie », précise le Dr Hubert de Moulins, pour qui « ce ne sont là que des mots ». « La coopération existe déjà, on n’a pas attendu Bachelot pour ça ! », lance-t-il.
« Le médecin d’ici se rend trois fois par semaine à la clinique Bergouignan pour utiliser la coronarographie », confirme de son côté le Dr Elhaïk, président de la CME de l’hôpital d’Evreux. Mais de là à aller beaucoup plus loin… « L’idée ne me plaît pas », reconnaît ce médecin de 64 ans, pour qui public et privé n’ont pas « la même conception des choses, pas la même culture ». « Moi je suis public ! », revendique-t-il, près de trente ans après avoir fait son entrée à l’hôpital d’Evreux, dont il a fait construire la nouvelle maternité, inaugurée en 1996.
Quant à la nouvelle gouvernance de l’hôpital, instaurée par la loi HPST, ce vétéran n’y voit pas d’inconvénient majeur, ni surtout de grand changement. « Je ne signe plus certains papiers de nomination de praticiens que je signais avant : désormais je donne mon avis et c’est le directeur, tout seul aux manettes, qui signe en dernier ressort », témoigne-t-il. « Lorsque le directeur d’établissement et le président de la CME que je suis s’entendent bien comme c’est le cas chez nous, cela ne pose aucun problème », juge-t-il, tout en admettant que « c’est homme-dépendant à 200 % ».
Établir des priorités
Pour le Dr Jean-Paul Ben Mouhoub, généraliste dans le quartier populaire de Netreville, sur les hauteurs d’Evreux, la loi HPST s’incarne avant tout dans l’ARS. Pour ce médecin de quartier, le fait d’avoir désormais « un interlocuteur bien identifié et doté du pouvoir de décision permet de poser des jalons pour les projets professionnels ». Porteur avec deux infirmières d’un projet de structure pluriprofessionnelle dédiée au dépistage et à la prise en charge précoce des troubles de la relation entre l’enfant de 0 à 2 ans et ses parents, il prévoit de présenter le dossier à l’ARS après y avoir sensibilisé les politiques. Installé depuis douze ans à Evreux, ce Parisien d’origine a sa petite idée sur la façon dont son métier devrait évoluer pour espérer attirer davantage de jeunes confrères qui ne sont que 8,6 % à s’installer en libéral, selon l’Atlas de la démographie médicale 2010 du Cnom. Il s’agirait ni plus ni moins que de remodeler l’exercice généraliste pour permettre au médecin de se concentrer sur son cœur de métier, débarrassé de scories qui n’ont selon lui que peu à voir avec la médecine. « Notre vraie problématique, c’est trier ce qui relève de la maladie incurable comme le rhume, plaisante-t-il, et avoir plus de temps à consacrer aux gens qui ont vraiment besoin d’être écoutés », suggère ce praticien qui n’hésite pas à faire durer ses consultations au-delà de la moyenne nationale de ses confrères généralistes. « Les gens me demandent parfois un certificat de non-contre-indication à la pratique de la pétanque, c’est incroyable ! Ou bien c’est un enfant qui n’aime pas l’œuf dont les parents me demandent de faire un mot pour la cantine », s’agace-t-il. À côté de ça, « on nous a dépossédés de certaines spécialités comme la pédiatrie ou la gynécologie qui relèvent pourtant de nos compétences et qu’on doit faire pour que cela soit intéressant », estime celui qui confesse ne pas aimer s’ « ennuyer au travail ». Cela aurait en plus la vertu de « faire économiser un peu de sous à l’État », observe-t-il. Pour ce dynamique médecin, l’exercice généraliste, pour être justement valorisé, devrait être débarrassé de certains actes, tels que le tout-venant des vaccinations. « Il faut valoriser l’acte médical et la vaccination n’en est pas un », fait valoir le Dr Ben Mouhoub. « Mais le prix de la consultation est tellement bas qu’effectivement il faut faire des actes comme ça pour gagner sa vie, développe-t-il. Si le prix de consultation était plus élevé, on pourrait déléguer ces choses-là à des infirmières formées et se consacrer à la médecine avec le temps nécessaire que cela requiert. »
Déléguer des tâches
La délégation de tâches, Jean-François Berville, infirmier libéral depuis 22 ans, la verrait d’un bon œil. Pour lui, le périmètre des compétences infirmières doit s’élargir. « On n’a pas le choix, il y a de moins en moins de médecins et ils sont de moins en moins disponibles », constate-t-il. Et de se féliciter des quelques dispositifs qui ont récemment enrichi le décret d’actes qui régit sa profession, comme la vaccination antigrippale sans ordonnance médicale hors personnes à risque et primo-injection, la démarche de soin, la prescription infirmière ou encore l’éducation thérapeutique. À moyen terme, cet infirmier qui anime déjà des réunions de patients diabétiques auxquels il propose une initiation à la diététique, se verrait volontiers renouveler certains traitements de pathologies chroniques ou pourquoi pas prendre en charge, « en première intention », les pansements d’un patient atteint d’ulcère. « Mais tout ceci devra être bien encadré, sinon notre assurance civile va flamber », prévient Jean-François Berville.
Des passerelles vers d’autres spécialités inexistantes
Une autre piste pour renforcer l’attractivité de la médecine généraliste libérale serait d’offrir à ses praticiens des perspectives d’évolution de carrière, inexistantes aujourd’hui, suggère le Dr Nicolas Renaud. « Si demain j’ai envie de faire de la pédiatrie ou de la psychiatrie, il n’y a aucune passerelle, il faut tout recommencer, se mettre à préparer le concours de l’internat comme si on était étudiant », déplore-t-il. « Or, c’est impossible à nos âges, on a des crédits à payer, nos enfants à élever ; il faudrait qu’on puisse faire une validation d’acquis minimum », estime ce médecin de 46 ans.
Les jeunes médecins veulent travailler moins
Ce qui est sûr en tout cas, c’est que les aspirations de la jeune génération de médecins diffèrent sensiblement de celles de leurs aînés et que leurs exigences changent en conséquence. Certes, le salaire leur importe, comme le constate, incrédule, le Dr Elhaïk qui, à la recherche de celui ou celle qui le remplacera à la tête du service de gynécologie et de la maternité de l’hôpital lors de son départ en retraite fin 2011, regrette que les candidats reçus jusque-là réclament des émoluments « incompatibles avec ce que le secteur public propose aujourd’hui ». Mais encore bien davantage, c’est à la qualité de vie que les jeunes médecins sont attentifs. Il faudra de plus en plus tendre vers des systèmes de garde coordonnés, où l’effort serait également réparti entre tous les médecins d’un territoire donné, de manière à limiter le temps de travail de chacun d’eux. « La notion de travailler moins est très présente chez les jeunes médecins », confirme le Dr Ben Mouhoub qui lui ne part en vacances que « quinze jours en août ».
Maison pluridisciplinaires de santé
La féminisation massive de la profession contribue aussi au phénomène : « Une jeune femme ne peut pas accepter de faire autant d’heures que ce que je fais moi si elle veut concilier sa vie familiale et sa vie professionnelle », observe le Dr Nicolas Renaud. C’est tout l’intérêt des maisons pluridisciplinaires de santé où l’exercice à plusieurs devrait permettre de mutualiser tant les coûts de fonctionnement de la structure que le temps des professionnels de santé. Mais en fonction de leur territoire d’implantation, encore faut-il que les médecins aient envie de s’y installer. Or, la crise économique et financière s’est traduite par la fermeture de la plupart des grands employeurs de l’agglomération ébroïcienne. « Le problème à Evreux, c’est qu’il n’y a pas de travail pour les conjoints », pointe Guy Lefrand. « Or le temps du généraliste homme dont la femme suit trois pas derrière et assure le secrétariat est révolu », poursuit le député. À la future maison pluridisciplinaire de Bourth, commune de 1 200 habitants à une quarantaine de kilomètres d’Évreux, la solution trouvée pour contrer ce handicap consiste à « faire venir de Paris des médecins généralistes un jour par semaine, à tour de rôle », explique le député-médecin. La même chose est envisageable à l’hôpital, plaide-t-il. « Il faut nouer des partenariats avec des praticiens », estime-t-il, mais avec des règles du jeu claires : à Evreux, l’expérience a déjà été tentée avec des praticiens rouennais, mais ceux-ci venaient faire de la consultation médicale et opéraient ensuite les patients ébroïciens au CHU de Rouen. « Ce n’est pas le but. »
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