MILLE RAISONS peuvent nous conduire à vouloir argumenter auprès d'un ami. De façon plus ambitieuse, on peut être amené à vouloir convaincre un auditoire. Tel est l'enjeu, il faut produire un résultat, argumenter pour convaincre. Plus profondément, il faut rappeler que nos opinions nous structurent profondément, même si elles sont dépendantes d'éléments anecdotiques ou biographiques. Il faut donc proposer à l'autre de « bonnes raisons » d'adhérer à une vision différente et même contraire à son être profond. Par exemple, utiliser l'écologie pour dissuader quelqu'un de jeter des papiers sales n'importe où, alors que notre interlocuteur répond invariablement que ne plus jeter de papiers sales risque de condamner les éboueurs au chômage...
Pour convaincre, il faut argumenter et, pour cela, au-delà du froid exercice rhétorique des Grecs anciens, «avoir du goût pour l'empathie, l'ouverture aux autres, une certaine forme d'honnêteté et la capacité à créer ce lien social si particulier qui permet de transporter les points de vue et les opinions des uns vers les autres». Ce lien social, ce peut être ce que Philippe Breton nomme «l'appui».
Juliette est mariée avec Pierre, important dirigeant d'une section socialiste. Cela fait longtemps qu'elle remarque que son machiste de mari lui laisse totalement la charge des tâches domestiques ennuyeuses. Elle parvient à trouver un appui : rappeler à son mari que dans son activité politique, ses discours, il insiste beaucoup sur le partage des responsabilités. Rapide psychanalyse conjugale qui eut, dit l'auteur, ses résultats.
Mille obstacles.
Mais pour argumenter, il faut triompher de mille obstacles. On prend parfois la parole devant une assistance bavarde ou indifférente, un bruit de fond peut faire qu'on n'est guère écouté, et puis on peut être trahi, gêné par son « look ».
Nous avons souvenir d'un professeur peu écouté car ses étudiants étaient hypnotisés par une soudaine chemise orange vif. A rebours, une excessive timidité peut bloquer l'orateur. Sur ce sujet, nous ne suivrons guère Philippe Breton lorsqu'il déclare : «Si quelqu'un est timide, c'est son affaire, ce n'est en aucun cas un obstacle au caractère convaincant de ce qu'il dit.» C'est une façon de mettre le corps hors circuit qui semble bien peu réaliste. N'est-on pas plus facilement convaincu par un être bien habillé, séduisant, voire sexy... et avec la séduction vient la manipulation.
La colonne vertébrale de l'ouvrage est précisément la distinction entre convaincre et manipuler. Il s'agit bien dans les deux cas d'arriver à un résultat par l'intermédiaire d'un pouvoir sur autrui. Il ne faudrait pas par ailleurs croire que convaincre, c'est moral, alors que le manipulateur n'agit que pour de mauvaises causes ; on peut nous manipuler afin que nous donnions de l'argent à une noble institution caritative.
Tentons avec l'auteur de tracer une limite claire : un agent immobilier parvient à vous faire acheter un appartement qui ne vous plaisait pas au premier abord. Il peut avoir recours à des arguments qui sortent du strict cadre de l'habitation, par exemple insister sur le côté chic et élitaire du quartier. Il parviendra à vous faire signer, c'est une manipulation, car il vous fait effectuer un acte qui se retourne contre vos propres volontés. Ajoutons à cela l'existence de précises techniques, agissant de manière subliminale, par exemple imiter, reproduire les gestes de la personne dont il faut s'emparer.
Dans son lexique terminal, Philippe Breton distingue la manipulation cognitive, qui est un trucage de l'argumentation, et celle qui utilise les affects de celui qu'on cherche à duper. D'une manière générale, manipuler, dit-il, c'est convaincre sans argumenter. Une définition discutable, car il y a bien argumentation, mais biaisée, utilisant des trucs. Roland Dumas se défend avec l'argument d'autorité : «Que celui qui n'a jamais péché...» Autre astuce, l'image frappante induisant une analogie faussement aveuglante. Dans son rejet de l'immigration, Jean-Marie Le Pen avait coutume de demander à son auditoire : accepteriez-vous une personne de plus à la table familiale ? Mais dix ?
Relève aussi de la manipulation, le simple constat, en apparence banal, la plate définition tautologique qui correspond en fait à un recadrage hitchcockien. En 1977, Robert Badinter précise ce qu'est la peine de mort : «A vous de décider si Patrick Henry doit être coupé vivant, en deux, dans la cour de la prison.»
En définitive, un livre très agréable, donnant quelque nostalgie des joutes rhétoriques des Athéniens, mais qui élimine mal ce vieux fond de magie que traîne toute influence d'un être humain sur un autre.
Philippe Breton, « Convaincre sans manipuler », La Découverte, 150 pages, 11 euros.
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