UN SCEPTICISME ricaneur frappe souvent la métaphysique, cette partie de la philosophie qui disserte sur l'Essence, l'Idéal, la Substance ténébreuses et abstraites entités spéculatives. En revanche, une véritable vénération s'attache aujourd'hui à l'éthique, terme qui, dans sa partie positive, indique l'art de la sagesse et du bien-vivre. Sombre contrepartie, l'éthique dénonce aussi les humains, leurs vices et leurs passions, et exhibe une terrifiante entité : le mal. On ne voudrait pour preuve de tout ceci que l'engouement forcené pour les « sagesses antiques » que d'habiles penseurs mondains prétendent avoir redécouvert : ah, cette « Lettre à Ménécée », d'Épicure ! Que de bons conseils chez le sage Sénèque dans ses « Lettres à Lucius », «c'est fou ce que tout ceci est actuel!».
Voici donc venu le temps des baratineurs du devoir-être, dit le corosif Schiffter, et si ce verbiage prend, c'est qu'il joue sur plusieurs cordes sensibles.
D'abord, l'homme n'a jamais pu accepter cette chose si simple, n'être que ce qu'il est, un mammifère vertébré agité de passions grotesques et voué à une mort inéluctable. Il professe un «rejet indigné du réel», comme le montre Clément Rosset dans « le Réel et son double ». Mais surgit la tribu des moralistes, qui démontre que cela peut changer si on fait «un travail sur soi», si on s'adonne à l'ataraxie de l'un, à la méditation transcendantale de l'autre et, bien sûr, à la prière du troisième.
Le besoin de croire.
Une deuxiè-me raison de l'acceptation de toute cette famille de discours est le besoin profond qu'a l'individu de croire en quelque chose. Le croyant, analyse finement l'auteur, ne peut, en fait, s'accrocher à rien qui ne soit pensé et connu avec précision, il se confie donc au mythe, à l'incantation, à la formule magique, et souvent pleurniche, de façon comique, «J'y crois quand même!».
Ne lui parlez pas de vérités scientifiques ou arithmétiques (elles-mêmes d'ailleurs frappées de relativité), leur évidence le décourage, et on peut évoquer l'amusant dialogue du Don Juan de Molière. Ce personnage est sommé par son valet Sganarelle de dire en quoi il croit.
– «Je crois que deux et deux font quatre et quatre et quatre font huit.»
– Sganarelle : «La belle croyance et les beaux articles de foi que voilà! Votre religion, à ce que je vois, est donc l'arithmétique?»
Réaliste, l'auteur note que l'on ne peut rien, non pas contre le contenu de la croyance en soi – on ne peut jamais démontrer qu'un fait n'existe pas, disait Bachelard –, mais contre le besoin de croire lui-même.
Soit, achetons-nous une tranche de vie bienheureuse. Mais en quoi consiste-t-elle ? Les marchands se bousculent : il faut redécouvrir et pratiquer les vertus, dit André Comte-Sponville, être attentif à l'immanente transcendance, affirme Luc Ferry. Le suprême bien consiste dans la reconnaissance de nos différences, enjoint Albert Jacquard, dans un plaisir qui ne nuit pas aux autres, conseille Michel Onfray. «Déprenons-nous de ce que nous sommes», prêche le moine Ricard, etc.
Nous sommes, hélas, dans un monde réel et, plutôt que de tenter d'acheter une tranche de monde idéal, relisons, conseille Schiffter, les auteurs qui nous ramènent vers le réel, comprenez sa famille d'auteurs.
«Je ne suis pas philosophe», déclarait Montaigne, appuyé sur son célébrissime «Que sais-je?». Chez lui, pas de conseils pour une vie éternelle et bienheureuse, pas de moyens pour éviter le mal ; il n'est pas un donneur de leçons, que chacun vive comme il le peut ce qu'il a à vivre.
Pouvoir et manipulation.
Le goût de Schiffter le pousse aussi vers ces penseurs du pouvoir et de la manipulation que sont les « renaissants » Machiavel et Gracián. Chez eux, l'homme n'a rien qu'il doive être, il faut voir ce qu'il est : un paquet pulsionnel assez dérisoire, et si ces conseillers du prince donnent des recettes, ce ne sont pas celles du bien-vivre, mais de l'art de gouverner concrètement des hommes de chair et d'os.
On comprend aussi que Thomas Hobbes fasse la délectation de l'auteur. Dans son « Léviathan », le penseur anglais du XVIIe siècle montre que l'État ne peut être qu'un monstre froid. Les hommes se méfient les uns des autres et délèguent finalement toute autorité à une instance répressive chargée de traquer les débordements. La peur est le ressort de cet art qu'est la politique, et quiconque n'en joue pas sera détruit par plus méchant que lui. On est, on le voit, dans un livre tonique, chargé, musclé par la visite de ces beaux fauves, grands individualistes bien insérés dans leur situation et que ne capte aucune illusion. On se demande pourtant si, en évitant le Charybde du catéchisme, on n'est pas conduit à vénérer le Sylla de l'amoralité.
Songeons à Nietzsche, à son image. Le penseur au marteau casse les vieilles valeurs avec une énergie joyeuse. Après avoir ainsi fait le ménage, il pense s'être situé «par-delà le bien et le mal», mais n'a fait que poser ailleurs la ficelle qui sépare ces deux valeurs. Il est bien pour Nietzsche d'aimer le destin, mal de souffrir dans la passivité. Frédéric Schiffter dénonce le bluff de ceux qui prétendent nou0s apprendre à vivre et à mourir, mais n'est-ce pas pour exalter ceux qui ont appris à bien nous manipuler ? Voici que reviennent les sophistes et leurs épigones.
Frédéric Schiffter, « le Bluff éthique ». Flammarion, 181 p., 17 euros.
* Flammarion 2006 et Finitude 2007.
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