Décision Santé. Quel intérêt les professionnels de santé tirent des serious games dans leur formation ?
Erwan Lher. Le terme « serious games » est un terme un peu barbare. Beaucoup de gens préfèrent utiliser le terme « jeu utile ». Cela fait des années que les jeux sérieux sont utilisés dans tous les domaines professionnels. A l’origine, c’est l’armée américaine qui a développé le jeu « American army » il y a une vingtaine d’années dans un but de propagande. Les jeux sérieux sont utilisés de façon utilitaire dans plein d’autres domaines. Par exemple, le Cnam a développé un jeu à l’attention des chauffeurs de bus de la RATP. Les serious games sont arrivés dans la santé via des start-up à partir de 2005 de manière tardive…
D. S. Quels types de professionnels de santé sont formés ?
E. L. En tant que réanimateurs et médecins d’urgence, nous avons développé un modèle de respirateur artificiel pour initier les principes de la ventilation artificielle aux patients. L’étudiant apprend à faire les réglages adéquats sur un écran de respiration artificielle. Le développement des serious games est une vraie aubaine pour nous. Car il permet de multiplier les situations sans aucun danger pour le patient.
Des jeux vidéo ont été développés dans le cadre de la formation des infirmières, par exemple comme gérer une transfusion sanguine sur le plan administratif. Un autre jeu appelé Ehpad’panic a été conçu pour les aides-soignants de maisons de retraite afin de les aider à gérer les comportements de leurs patients. D’autres jeux permettent à des chirurgiens d’apprendre à réaliser des interventions chirurgicales par coelioscopie. Ils utilisent alors des pinces comme dans la vraie vie. Une équipe universitaire au Texas a étudié ces outils dans le cadre de la formation des chirurgiens. De la sorte, ceux-ci sont plus affûtés et performants car ils ont déjà réalisé le geste un grand nombre de fois sans prendre aucun risque pour le patient. Et surtout ils sont aussi moins stressés car ils connaissent déjà les outils.
D. S. Quels sont les inconvénients de l’utilisation des jeux vidéo ?
E. L. Un jeu vidéo ne correspondra jamais à la vraie vie. Le jeu vidéo n’est qu’une étape intermédiaire dans la formation. Bien entendu le jeune chirurgien sera stressé lors de sa première intervention. Il sera de toute façon accompagné par des praticiens plus expérimentés. Cependant, selon les études, un étudiant utilisateur du serious game atteint le même niveau au bout de 15 gestes qu’un étudiant formé de manière classique et qui lui a besoin de 40 gestes. Le jeu vidéo est donc un énorme accélérateur d’expériences. Le serious game exige aussi un investissement en temps et en argent pour être développé. Nous qui développons des petits jeux avons besoin de temps, au minimum deux ans, pour mettre au point un jeu (dix ans pour un jeu du commerce grand public).
Dernier inconvénient, le modèle économique. Nous avons l’obligation de vendre et de diffuser notre jeu vidéo. Sinon celui-ci va rester dans le cadre de notre université et ne va pas se développer et dans deux ans il sera totalement périmé. De plus, si on n’a pas développé de modèle économique, on ne sera pas capable de financer de nouvelles adaptations. Ce n’est pas le métier des cliniciens de développer des modèles économiques. C’est pourquoi des start-up développent ces produits, souvent plus facilement. Il faut réussir à trouver l’interface entre les industriels du secteur et les cliniciens.
D. S. Justement, comment vos serious games ont-ils été financés ?
E. L. Ils ont été développés dans le cadre d’IDEFIT (Programme national d’initiative d’excellence en formation innovante) sous l’égide de l’Agence nationale de la recherche et par le Commissariat général à l’investissement, en d’autres termes par l’Etat sur une part du Grand Emprunt.
Concernant le prix de ces serious games, nous avons développé un petit jeu sur la prévention des risques à domicile (Domisecure). Il s’agit de la visite d’un appartement ordinaire de gens normaux dans lequel vont être repérés les risques domestiques classiques, en particulier pour une personne qui ne voit pas bien (marches glissantes d’un escalier, chat qui se promène, prises électriques au ras du sol…). Ce petit jeu a nécessité un an de développement et a coûté environ 8 000 euros. Mais il ne contient pas beaucoup de scénarisation.
Par contre, nous développons actuellement un autre jeu de médecine d’urgence (UrgSim) qui est plus compliqué à développer parce qu’il comporte trois scénarios : le médecin généraliste arrive au domicile d’un patient qui a un problème respiratoire, le médecin urgentiste qui prend en charge le patient dans son véhicule de Smur, puis le patient qui arrive aux urgences et qui va vivre plein de situations différentes… C’est beaucoup plus compliqué à mettre en œuvre, parce qu’il faut vraiment modéliser le patient.
En fait, il est difficile d’anticiper le travail à accomplir et donc l’argent que chaque scénario coûtera. Par exemple, la première phase de la consultation du généraliste qui nous a pris deux ans de travail a déjà coûté 20 000 euros. Les financements peuvent être variés. Ainsi, concernant Domisecure, nous avons bénéficié d’une aide d’une compagnie d’assurance locale qui a utilisé le jeu dans une campagne marketing. De manière générale, beaucoup de jeux sont financés par le privé. Et pour l’instant, tous nos projets ont réussi à être financés. Et ils sont développés depuis maintenant trois ans.
D. S. Comment avez-vous développé ces serious games ? Avec quels partenaires ?
E. L. Nous l’avons fait avec des sociétés informatiques locales, Serval et Virtualis. Ce sont d’ailleurs toutes deux des start-up issues des milieux universitaires et d’écoles d’ingénieurs de la région. Autre partenaire, le master 2 d’ergo-motricité de l’université d’Orléans. Un autre partenariat vient de débuter avec l’Institut de recherche en technologie (IRT) Ubicom afin d’améliorer l’ergonomie de nos jeux.
D. S. Est-ce que les générations 50-60 ans ont plus de difficultés que les jeunes professionnels trentenaires à utiliser les jeux vidéos pour se former ?
E. L. Parfois, on est surpris. Nous avons eu l’expérience de la première session de formation aux risques domestiques avec des aides-soignantes et infirmières qui avaient plutôt une moyenne d’âge de 60 ans et qui n’avaient pratiquement jamais utilisé de souris. Or, elles ont bien « accroché » sur la simulation par jeu, parce qu’il s’agissait de leur pratique. Au lieu du quart d’heure prévu, elles sont restées concentrées pendant une heure sur Domisecure. Si cela n’est pas trop compliqué à utiliser et que le sujet est dans la problématique de l’utilisateur, celui-ci finit par s’y intéresser vraiment.
D. S. L’apprentissage par palier n’est-il pas contraint par le cadre du scénario du serious game ?
E. L. Cela dépend du type de jeu vidéo. Dans un jeu dédié à l’apprentissage strictement, on part d’un niveau X pour arriver à un niveau Y, ce qui implique une réelle gradation. C’est un apprentissage complexe qui permet d’apprendre les connaissances les unes après les autres. Pour Domisecure, nous sommes partis du postulat que tout le monde connaissait les risques domestiques. Notre objectif était de reprendre les connaissances antérieures des praticiens et de les faire ressortir.
Concernant UrgSim, l’important est de placer dans un contexte les utilisateurs (débutants ou plus expérimentés devant un patient qui peut évoluer de façon aléatoire. On n’aura donc pas toujours le même apprentissage av
ec le même scénario. Pour notre part, nous nous situons plutôt dans la scénarisation d’une situation qui va évoluer d’un utilisateur à un autre. Tout le monde en tirera bénéfice de toute façon. Les serious games sont considérés comme un soutien à la formation. Ils ne remplacent jamais les cours, ni la vraie mise en situation, la vraie simulation avec des mannequins. L’étudiant par le jeu vidéo peut jouer à distance chez lui tranquillement, sans enjeu.
D. S. Auriez-vous des exemples d’échecs retentissants et de vraies réussites en matière de serious games en santé ?
E. L. Un très beau jeu, sophistiqué et performant en réanimation d’urgence, Pulse, a été développé aux Etats-Unis par une société privée. Il a été lancé depuis quatre ans en France. Mais très peu d’universités hexagonales l’ont acheté. Car le modèle financier n’est pas clair et son prix de vente est très élevé.
À l’inverse, Dassault Système a développé deux petits jeux vidéo gratuits intitulés Staying alive qui traitent du traitement d’un arrêt respiratoire dans un bureau ou dans un stade de foot. Cela permet de faire ressortir toutes les connaissances antérieures et d’apprendre aussi. On peut dire que le modèle économique d’un jeu vidéo est performant lorsque les utilisateurs se l’approprient vraiment. Il ne suffit pas qu’un jeu vidéo soit utile pour qu’il soit viable, comme pour l’exemple de Pulse.
D. S. Comment voyez-vous l’avenir des serious games ?
E. L. Le futur est compliqué. Ce que l’on n’a pas encore précisé, c’est l’avantage de pratiquer des jeux vidéo ordinaires. Selon l’équipe texane, des jeunes chirurgiens qui pratiquent régulièrement les jeux vidéo ordinaires étaient plus performants que les chirurgiens expérimentés et aguerris sans utilisation de jeux vidéo, qui développent l’esprit de réactivité et de spatialisation. Ainsi, les jeunes générations amateurs de jeux vidéo feront vraisemblablement de très bons chirurgiens.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature