LA POLLUTION DE 400 km de côtes par la cargaison de l’« Erika » ne devrait laisser aucun doute sur la responsabilité du propriétaire du fuel dans cette affaire. Mais le navire qui transportait le fuel était affrêté, il battait pavillon maltais et si le transport n’a pas été assuré dans de bonnes conditions, ce n’est pas, à proprement parler, la faute de Total. On devine donc à quel déni de justice peut conduire un procès qui va pourtant durer quatre mois.
Une prospérité insolente.
La société annonce 13 milliards d’euros de bénéfices pour l’année 2006, plus que l’année précédente ; son insolente prospérité est à la mesure de l’épouvantable réputation qu’elle a commencé à acquérir en 1999 avec le naufrage de l’ « Erika » et qu’elle a confirmée en 2001 avec l’explosion de Toulouse. Plus son rôle semble néfaste, plus ses activités causent de dommages et plus elle semble s’épanouir.
Une logique d’entreprise conduit ses dirigeants à protéger ses intérêts tant que le droit leur en laisse le loisir : on imagine l’armée d’avocats qu’ils peuvent mobiliser, les moyens qu’ils auront mis à la disposition d’une enquête à décharge, et peut-être les pressions qu’ils sont en mesure d’exercer sur le pouvoir politique, tant il est vrai qu’une firme ne peut pas faire un chiffre d’affaires aussi élevé sans jouer un rôle stratégique en France et dans le monde, un rôle auquel l’Etat ne peut être que sensible.
Mais il est impossible de fermer les yeux sur la nature du crime ; il est impossible d’oublier ces milliers de bénévoles dispersés sur les plages pour ramasser les immondes vomissures de l’ « Erika » tandis que Total faisait déjà des réserves quant à ses responsabilités ; il est impossible d’ignorer ces petits restaurateurs ou hôteliers ruinés par la pollution, ces habitants auxquels on avait pris ce qu’ils avaient de plus cher et en même temps de moins coûteux, le panorama ; il est impossible d’abandonner ces centaines de communes incapables de financer la dépollution et qui, pourtant, n’avaient pas le choix, si elles voulaient avoir une chance d’attirer de nouveau les touristes.
D'UN COTE LES RAVAGES DE LA POLLUTION ,DE L'AUTRE LES ENORMES BENEFICES DE TOTAL
Un biais de la logique.
C’est alors qu’on doit se demander s’il suffit à la justice d’énoncer un jour un verdict qui se limiterait à des faits tendant à disculper Total ; s’il n’y a pas dans le raisonnement judiciaire un biais de la logique qui conduit à l’absurde : tout le monde pouvait toucher la pollution, s’en imprégner, s’y vautrer, s’en noicir de façon indélébile au milieu des oiseaux morts, mais ce ne serait pas la faute de Total. Comme si le pétrole de Total n’était jamais passé par là, comme si toute cette dévastation ne serait, une fois encore, qu’une fatalité.
Il se peut qu’un bon juriste parvienne à démontrer que, si une firme demande à un transporteur d’emporter sa cargaison, il est du devoir de la firme de vérifier que le transporteur est fiable, c’est-à-dire que ses méthodes et ses moyens garantissent la sécurité du voyage. Mais même si le droit s’oppose à ce genre de raisonnement, aucun tribunal ne pourrait tenir Total quitte de l’agression effroyable qu’il a commise, certes involontairement, contre le sol national.
Il faut donc bien dépasser le cadre de la justice pure dans cette affaire. Il faut donc bien faire appel à l’éthique.
L’éthique, en effet, ne peut pas ne pas comparer deux images : celle qui représente les volontaires en train de dépolluer et de nettoyer les plages, en faisant courir des risques à leur santé ; et celle d’une entreprise dont les profits énormes assurent une prospérité fondée précisément sur ce pétrole qui a fait le malheur du littoral occidental de la France. Total peut s’abriter derrière son contrat avec l’armateur, mais ses représentants ne peuvent pas nier que le pétrole qui a recouvert les côtes n’était pas le sien.
Il ne peut pas dire non plus qu’il n’est pas solvable. Il y a un an, nous nous sommes élevés dans ces colonnes contre l’idée que les sociétés pétrolières, qui avaient déjà fait des bénéfices records en 2005, devaient payer une sorte de cotisation supplémentaire (de quelques milliards d’euros) sous le prétexte qu’elles avaient gagné trop d’argent ou parce qu’il y aurait un seuil dans les profits qui les rendrait tellement insupportables que la société bénéficiaire devrait les dégorger. Mais il ne s’agit ni de fisc, ni de justice, ni d’indemnités. Il s’agit de ce qu’on fait avec l’argent qu’on a gagné. Total distribue des dividendes à ses actionnaires, des stock-options à ses cadres, ou fait des investissements qui vont encore augmenter ses bénéfices. Pourquoi ne s’achèterait-il pas une réputation ? Comment ses dirigeants n’ont-ils pas compris qu’ils avaient un impératif catégorique, celui de dédommager les victimes dans un geste généreux, et sans attendre la sentence ?
C’est sûrement bête de croire que l’argent est facile, mais enfin, sur 13 milliards, pourquoi ne pas en donner un, ne fût-ce que pour avoir bonne conscience ? Or un milliard ferait un bien fou à la côte bretonne, à ses habitants, à ses PME.
Hélas ! le seul fait que Total n’ait pas cherché à passer un accord avec ses victimes suffit à montrer que son cynisme est plus fort que son coeur.
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