Décision Santé. Pourquoi le sentiment de soi ne va-t-il pas de soi ?
Georges Vigarello. La manière dont on se perçoit a changé à une période donnée, à savoir le Siècle des Lumières. Et c’est cela que j’ai voulu démontrer dans ce livre. À cet égard, le sous-titre, histoire de la perception du corps, est aussi important que le titre. Dans la tradition qui débute avec Platon et son Phédon et se poursuit jusqu’à l’époque classique, se percevoir suppose d’aller au cœur de moi-même, c’est-à-dire une conscience, indépendante des sens, uniquement confrontée à ce qui relève de l’esprit. Qu’est-ce qui change au milieu du XVIIIe siècle ? Émerge l’idée que je ne peux me percevoir moi-même si je ne prends pas en compte mon corps, les sensations ressenties. Commence une nouvelle enquête sur les mystères de la sensation. Elle sera menée par les hommes du XIXe siècle.
D. S. Mais avant de l’explorer, peut-on retracer l’archéologie de ce sentiment ?
G. V. Cette généalogie est déterminante. Qu’est-ce qui fait que je suis actif, orienté vers un certain but ? Mon intention est faite d’animation de conscience. Pour autant, elle n’est pas indépendante de Dieu. Autrement dit, on peut évoquer l’image d’un feu que Dieu me communique. Je peux par cet intermédiaire, espoir ambitieux, entrer en contact avec Dieu. Certes penser ses décisions, c’est aussi ce qui m’autonomise. Mais au XVIIe siècle triomphe une sorte de spiritualisation où plus je rentre en moi-même, plus je recherche quelque chose qui serait de l’ordre de mon âme, plus je m’approche de ce qui relève du spirituel, à savoir la force divine.
C’est l’exemple de Descartes qui écrit : « Plus j’entre en mon âme, plus je suis en contact avec Dieu. »
D. S. Pour autant, cette histoire du sentiment de soi est en partie liée avec celle plus globale de l’Occident.
G. V. Je vous rejoins sur ce que vous entendez de manière implicite. Cette histoire est aussi une histoire de l’autonomisation. On peut distinguer plusieurs étapes. La première part du milieu du Moyen-Age jusqu’à la Renaissance. Je suis responsable de mes actes. Le corps ici n’existe pas. Au moment de la Renaissance triomphe l’idée de la conscience de la décision. Les individus sont animés par une détermination intérieure : je suis moi-même. Je pense bien sûr à Montaigne mais aussi à d’autres auteurs moins connus comme Luigi Cornaro, membre d’une illustre famille vénitienne. Il combat l'idée selon laquelle nous serions agités par l'extérieur. Les astres par exemple orienteraient notre tempérament. Descartes est le point magistral avec son « je pense, donc je suis ». Qu'est-ce qui se renverse ensuite au milieu du XVIIIe siècle? Une révolution peut-être…
Si je réfléchis à ce que je suis, c’est en premier lieu ce que je ressens, comment le monde résonne en moi. Cette rupture est possible au moment où les individus se pensent sans se lier directement au divin. J’existe à partir de moi-même. Ce qui est important vient de moi, et donc entre autres de mon corps. Je suis un individu qui existe à partir de mon enveloppe physique, sans que cela soit une volonté divine. Je suis en revanche agité par le corps, la passion la pensée.
La découverte de l’Occident, c'est celle d’un moi miroir de lui-même. On trouve une métaphorisation de ce dispositif dans l’espace lui-même. Le studiolo, petit cabinet de méditation et de travail dans l’Italie de la Renaissance, est l’image de la conscience qui s’entoure dans un lieu précis et regarde le monde. Les sens nous apprennent en nous livrant des informations en provenance de l’extérieur. Mais à cette époque, ils ne nous renseignent en rien sur la vie intérieure. En revanche, les hommes du XVIIIe siècle ne sont pas indifférents à la douleur.
D. S. Les théories médicales jouent un rôle majeur dans l’évolution des idées. Le changement de paradigme scientifique avec l’étude des nerfs qui se substitue à la théorie des humeurs hippocratiques annonce l’irruption du sentiment de soi au Siècle des Lumières.
G. V. Le fait que les représentations du corps changent et notamment dans la seconde partie du XVIIIe siècle avec l’image du nerf, de la fibre, du courant viennent appuyer la façon dont l’individu s’éprouve. Autrement dit, il fallait avec Hippocrate trouver l’origine des humeurs, la manière dont s’organise leur flux. Il s’agit bien d’une représentation spatialisée. Avec le nerf, on passe à une représentation intimisée où le sujet ressent immédiatement la sensation. Le corps est dans le prolongement de ce développement.
D. S. Pourquoi Le Rêve de d’Alembert de Diderot est érigé dans votre ouvrage comme une rupture épistémologique ?
G. V. Ce n’est pas le seul texte mais c’est le plus marquant. Les textes relevant de la même thématique portent par exemple sur les vapeurs, les maladies de l’esprit. Que disent ces auteurs ? Lorsqu’un sujet s’éprouve physiquement autrement, il se vit autrement. Son imaginaire est nourri de ce qu’il éprouve et non pas seulement parce qu’il pense. Simplement Diderot le dit magnifiquement. Il s’efforce de faire exister un imaginaire du corps. Le drame surgit lorsque je m’imagine autre. Il y a bien sûr des articles novateurs dans L’Encyclopédie, comme celui intitulé « l’existence » où l’on peut lire : « Il y a des sensations qui ne nous abandonnent jamais. Et elles sont nous-mêmes. Le soi est là. »
D. S. Sade porte la réflexion sur le corps au paroxysme. Vous le citez simplement. Pourquoi cette absence ?
G. V. Ses écrits sont à l’évidence une sorte de manifeste corporel. Il aurait peut-être fallu donner une place plus importante à Sade dans ce livre. Pour autant, c'est plus la description d’une explosion de la volupté que l’exposition d’une réflexion sur le sentiment d’exister. L’être au XVIIIe siècle ne peut plus s’envisager sans la dimension corporelle. Cette thématique est retrouvée même chez des auteurs où l’on ne l’attendait pas comme chez Tissot par exemple. Selon le célèbre auteur du livre sur l’onanisme, ceux qui ont recours à cette pratique auraient perdu le sentiment de l’existence. Même sentiment chez Mademoiselle de Lespinasse. En cas d’excès de consommation d’opium, la douleur est certes atténuée mais « j’existe moins ». Je reconnais toutefois que le divin marquis méritait une place plus importante dans ce livre.
D. S. Au changement de siècle, le XIXe, commence l'aventure de la cénesthésie.
G. V. Au XVIIIe siècle, cette découverte de l’être a quelques difficultés à trouver des substantifs, à l’exception de Diderot avec son sentiment de soi. On recherche donc un terme qui correspond à ces informations venues du dedans. Des auteurs comme Cabanis en viennent ensuite à préciser le partage entre sens interne et sens externe. L’héritier de Pinel à cet égard critique Condillac qui s’est selon lui trop intéressé au sens externe. Comment émerge la notion de cénesthésie ? Au-delà de ces sensations qui ne nous abandonnent jamais, il y a une façon de les réunifier. Selon Reil, je ne peux respirer fortement sans être persuadé de l’unité intérieure de mon corps. Une convergence s’opère autour de ce moi intérieur. C’est très difficile de formuler ce type de sensation. Un mot émerge. C’est le concept de cénesthésie qui va être très vite repris notamment par Maine de Biran. Je suis moi seulement si quelque chose s’anime, à savoir du corps. C’est la grande découverte du XIXe siècle. Se produit là une bascule avec l’acte de naissance des sciences humaines. Certes elles ne s’intéressent plus aux sensations viscérales. Mais pour la première fois, des questions nouvelles sont soulevées du type « je m’interroge sur moi ».
D. S. Dans le même temps se multiplient les travaux sur les conduites hors norme.
G. V. C’est une autre idée fondamentale. Il s’agit d’observer les extrémités auxquelles conduit mon intériorité foisonnante. Expérimentons jusqu’au bout ce que mon corps peut me dire. D’où l’exploration de la vitesse, du sentiment d’élévation, de l’usage des drogues, de la folie. Une porte s’ouvre. Ces sujets sont encore peu étudiés à ce jour.
D. S. Il manque toutefois un chapitre à ce beau livre, à savoir l’apport de la découverte de l’ADN, du code génétique au sentiment de soi.
G. V. Ce chapitre a été rédigé. Mais je ne l’ai pas publié. Plusieurs questions s’entremêlent. En premier le code génétique est au cœur de l’individualité. La maladie n’est plus un concept générique. Elle passe au crible du singulier. Le code génétique promet une surindividualisation. Il est lié à notre propre histoire. Mais dans le même temps, notre corps nous échappe. Cette lutte contre l’inéluctable n'a jamais connu une telle intensité. Elle caractérise notre époque. Le code génétique signe notre singularité qui dans le même temps nous échappe. Ajoutons une dernière remarque. Lorsque l’on travaille sur les métaphores du corps, au XVIIIe siècle elles passent par les nerfs. Au XIXe siècle, les auteurs empruntent surtout les images à l’énergétique. Aujourd’hui, c’est le triomphe de l’informationnel. Ce qui accentue en dernier ressort l’intérêt pour la perception interne et l’importance donnée au sensible. Avec l’idée que l’enregistrement du sensible peut se déployer sans limite avec le développement de capteurs de toute nature. Le sportif interrogé sur une contreperformance lâche : « J’ai perdu mes sensations. » On assiste à un retour considérable du retour de la sensation avec l’essor de tous ces objets connectés à notre corps.
D. S. En revanche, vous analysez le triomphe au XXe siècle de la psychologie.
G. V. La littérature avec Proust, Freud bien sûr, invente l’existence d’un corps imaginaire. Loin d’être abstrait, c’est un endroit où l’on réinvestit du concret. Avec Freud, l’analyse a pour objet de rééprouver ce qui a été vécu dans les périodes anciennes. C’est au final intégrer du psychologique pour se transformer physiquement.
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