De notre envoyé spécial
à Val-de-Saâne (Seine-Maritime)
Sous le crachin tenace de ce matin d'hiver, qui plonge le pays de Caux dans la grisaille, commence une tournée de visites « normale », ce qui veut dire chargée, pour le Dr Philippe Lainé. Ce généraliste de 52 ans, « plus proche de MG-France que de la CSMF », est installé en secteur I à Val-de-Saâne (Seine-Maritime), une commune de 1 200 habitants située entre Rouen et Dieppe et issue de la fusion de quatre villages anciens.
La réforme de la visite, qui vise à recentrer cet acte très français (1) sur sa vocation première, le soin des personnes dans l'incapacité de se déplacer, n'est entrée en vigueur que le 1er octobre 2002. Mais cette réforme semble déjà digérée depuis une éternité par ce vieux routier de la médecine générale, qui en a vu d'autres : grosse clientèle, « plus de 10 000 actes par an », des gardes un jour sur trois pendant près d'un quart de siècle et un contact très privilégié avec ses patients qu'il connaît souvent comme ses enfants. « Je tourne dans le même secteur depuis vingt-cinq ans, je vois les gens dans leur cadre de vie, le contact est plus facile », résume-t-il. Et les explications passent mieux.
Avant le V à 30 euros, les visites représentaient « un tiers des actes » réalisés par le Dr Lainé. Un taux élevé par rapport à la moyenne régionale (autour de 20 %), mais qui n'a rien de surprenant dans un secteur rural, où la tournée du médecin relève aussi d'habitudes locales. Des réflexes qui évoluent, ici aussi, depuis la réforme de la tarification et la campagne de l'assurance-maladie : en trois mois, le Dr Lainé a constaté le « changement ». Ses visites ne représentent plus que le quart de ses actes. A peine. « On ne le dérange plus à toute heure du jour et de la nuit », confirme sa femme. Et même si ce matin un patient proteste pour la forme, estime que la nouvelle visite est « injuste », parce qu' « on ne peut plus être malade à domicile et bien remboursé », les comportements se modifient. « Il y a des irréductibles, nuance le Dr Lainé. Mais le constat est là : des patients de 50 à 70 ans, mobiles, que je ne voyais jamais au cabinet se déplacent volontiers. »
L'utilisation du référentiel (d'aide à la justification du déplacement) est-elle source de contentieux ? Est-ce l' « usine à gaz » que redoutaient certains ? Loin s'en faut. Malgré les « explications tardives » de la caisse primaire de Dieppe, l'application de la majoration de déplacement (MD) coule de source, notamment pour les nombreux patients âgés en ALD que le Dr Lainé voit régulièrement.
Et ce matin, la liste est longue. Une malade, 91 ans, insuffisante cardiaque et respiratoire, « tousse beaucoup ». Une autre, 87 ans, dans un foyer-logement pour personnes âgées valides, présente des troubles de l'équilibre après deux AVC. Une veuve, plus de 80 ans également, « toujours essoufflée », ne mange plus. Une autre, 78 ans, qui vit seule après plusieurs attaques cérébrales, conjugue diabète, HTA, trouble du rythme cardiaque et dépression. « Tout va très bien, dit-elle au médecin , je vais retravailler. »
Ces patients âgés en ALD, parfois hébergés en maison de retraite, parfois totalement isolés, constituent le gros des visites du Dr Lainé, mais aussi les cas les plus indiscutables de l'application de la majoration de déplacement. Renouvellement d'ordonnance, prescription d'examens, paroles de réconfort, écoute, conseils : la visite dite « médicalement justifiée » prend ici tout son sens. Au moment de signer le chèque de 30 euros, une petite mamie résume, pragmatique : « Les nouveaux tarifs, il faut bien s'y faire. » Une autre, lucide malgré ses 89 ans et ses 13 médicaments par jour, trouve « normal » d'être intégralement remboursée par l'assurance-maladie, y compris pour le déplacement du médecin. « Pendant des années, j'ai payé la Sécu sans voir le docteur, maintenant je me rattrape. » Le Dr Lainé reprend sa voiture et sa tournée dans la campagne cauchoise où, regrette-t-il, « les haies ont disparu, ce qui va causer des désastres écologiques ».
« Bon sens » local
L'application du dépassement d'honoraires (DE), non remboursé par la Sécu, a aussi ses exemples indéniables. « Il y a peu de temps, un châtelain m'a fait venir car il n'imaginait pas qu'il fallait longtemps dans ma salle d'attente, raconte le Dr Lainé. Là, je mets un DE sans état d'âme. »
Plus délicate peut être la décision d'appliquer la majoration de déplacement pour raison socio-environnementale (MDE). L'isolement ou l'éloignement sans aucun moyen de locomotion sont les premiers critères retenus par le Dr Lainé. La composition de la famille entre aussi en ligne de compte, quand il y a « des gosses en bas âge ».
En Haute-Normandie, l'AcBUS régional sur la visite a prévu de laisser aux généralistes un « espace de liberté et de responsabilité » permettant aux médecins de tenir compte de « situations particulières ». Le Dr Jean Godard, délégué régional de MG-France, qui a participé à la négociation de l'AcBUS, insiste sur le « pragmatisme » et le « bon sens » de cet accord local. « Il n'était pas question de créer des casus belli dès le départ », explique-t-il. Une souplesse bienvenue dans ce bassin de vie où l'isolement des populations s'ajoute aux mauvais indicateurs de santé : beaucoup d'hypertension et de cholestérol, beaucoup d'AVC avec leurs séquelles invalidantes. « Chômage, calvados, cuisine à la crème et au beurre », avance, entre autres explications, le Dr Lainé.
La difficulté d'être juge et partie
Au moment de remplir la feuille de soins, le généraliste a parfois des « cas de conscience ». Le déplacement est-il vraiment justifié ? Il y a l'esprit et la lettre de la réforme. Certaines situations cliniques n'entrent pas dans les critères retenus pour appliquer la majoration de déplacement remboursée. Mais le supplément de confort, qui justifierait que le patient paie de sa poche, ne s'impose pas nécessairement. Or, c'est la seule décision du médecin qui conditionne le remboursement. L'humanisme prend souvent le relais. « Ça me gêne, car je suis juge et partie, admet le Dr Lainé. Mais j'ai de la compassion et, dans le doute, mon choix profite souvent au malade, pas à la Sécu. » C'est le cas de cette femme de 65 ans qui « vient toujours au cabinet », mais qui a appelé ce matin pour une crise d'asthme, et à laquelle le généraliste applique finalement une majoration remboursée. C'est le cas aussi de cette jeune patiente clouée au lit par une crise de migraine et une gastro-entérite et pour laquelle le Dr Lainé choisit la MDE, « après avoir hésité au sujet d'un dépassement ». Elle aussi « se déplace toujours quand elle peut », argumente le généraliste. Dernière étape chez une « petite vieille ». Angoisse généralisée, crise d'hystérie, problème aux yeux, sentiment d'abandon surtout. Pour le Dr Lainé, « on est dans la psychiatrie pure et dure ». Il cotera V+MDE « à cause de l'isolement ».
Une douzaine de patients ont été vus dans la matinée. Pour cette fois, le Dr Lainé n'a appliqué aucun DE. Le généraliste n'a pas eu besoin de consulter son référentiel. Comme une vieille armoire normande plantée dans le salon, la nouvelle visite fait déjà partie des meubles.
(1) En 2001, la CNAM a recensé 65 millions de visites, soit près du quart des actes (23,5 %) pratiqués en France par les généralistes. Les visites ne représentent que 9 % des actes en Allemagne et 11 % en Italie.
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