DE NOTRE ENVOYÉ SPECIAL AU MALI
KITA, à 180 km de Bamako, accessible par une interminable piste de latérite tracée au milieu d'un plateau sahélien hérissé d'épines steppiques, cette nuit, fait la fête : la forte chaleur des derniers jours, « la canicule », comme ont même titré les journaux de la capitale malienne, Bamako, a fait éclater l'orage et tomber la première pluie de la saison. L'averse a été violente. « La pluie qui lave les mangues » est une bénédiction pour les 20 000 habitants de la bourgade. Certains recueillent précieusement ce don du ciel, connu pour ses vertus protectrices quand on s'en asperge tout au long de l'année. Mais au petit matin, alors que la chaleur recommence à plomber la campagne, un peu partout des mares se sont déjà constituées.
« Vous imaginez la situation dans quelques semaines, commente le Dr Souleymane Bagayoko, coordinateur du projet Survie de l'enfant de Plan pour la région ; le Baoulé, le fleuve rouge qui traverse le plateau, aura rendu le passage impraticable aux 4x4.<\!p>Tous les villages du nord se retrouveront pour quatre à six mois coupés du monde. Et infestés des nombreux gîtes larvaires de l'onchocercose. »
La bricotière transformée en étang cloaque.
Kassan est l'un de ces villages qui seront bientôt réduits à l'autarcie forcée. Ses quelque 1 300 habitants, comme tous ceux de la région de Kayes (nord-ouest), ont les indicateurs sanitaires et sociaux parmi les plus bas du pays, un climat tropical de type soudano-sahélien en prime : sec, mais avec une pluviométrie qui, durant la saison de l'hivernage (la saison des pluies, de mai à octobre), peut atteindre 1 000 à 1 200 mm. A ces paramètres particulièrement prédisposants au risque paludique viennent s'ajouter des pratiques aggravantes : au centre du village s'étend sur plusieurs centaines de mètres une immense fosse, la bricotière, d'où sont extraites les briques qui servent aux constructions. Dès les premières pluies, la bricotière va se transformer en un étang cloaque, gîte larvaire encerclé de près par des cases de terre. 2002, année de bonne pluviométrie, a permis de récolter dans les champs alentour beaucoup de coton, cet or blanc qui a pris le relais de l'arachide depuis dix ans, en épuisant les sols ; mais l'humidité record a aussi fait proliférer l'anophèle. Bilan, plus d'une trentaine d'enfants de moins de 5 ans sont morts cette année-là dans le village.
Tisanes de nime prescrites par le tradipraticien.
Parmi les petites victimes, un enfant de 7 mois ; sa mère, Fanta Soucko, 38 ans, raconte qu'en le voyant fébrile, on n'a pas pensé tout de suite au paludisme. « Pendant une semaine, dit-elle, on lui a donné des tisanes de nime, prescrites par le tradipraticien. Mais sans résultat. Alors, on l'a conduit au centre de santé de Djidian, à 6 km, et il est mort le jour de son admission. »
« Maintenant, on a compris, ajoute Alou Keïta, le père de l'enfant ; on sait qu'il faut prendre des précautions et utiliser les moustiquaires imprégnées. On en a acheté deux. » Les huit enfants et les deux femmes y dorment à l'abri des piqûres. Deux mais pas trois. Le père n'a pas les moyens de s'en offrir une pour son usage personnel. Il lui en coûte de faire chaque année « son » palu, comme on dit, ce qui le laisse sur le flanc pour cinq à six jours chaque fois, avec un sévère manque à gagner.
« Pas les moyens ! » L'expression revient sans cesse quand on interroge les villageois. Parfois, ils les ont tout juste : comme Makan Diarra et sa femmes Minata Soucko, du village voisin de Djidian, là où a été construit le centre de santé. « On utilisait des moustiquaires, alors, quand Omar, âgé de 6 mois, a fait de fortes fièvres, on a pensé d'abord à un problème dentaire, explique cette mère de quatre enfants qui a subi six avortements pour cause de paludisme. Pendant six jours, on lui a donné un traitement traditionnel, mais c'est resté sans effet. Et il toussait beaucoup. Alors, on l'a conduit au centre de santé où il a reçu un traitement (chloraquine et antibiotiques). Et il a guéri. »
« Pour payer, on a vendu des céréales qu'on avait en réserve, ajoute le père de l'enfant. Une chance, car si la crise était survenue à un autre moment, pendant l'hivernage, il n'aurait pas été possible de payer les médicaments. » Qu'aurait alors fait la famille ? « Il y a les infusions avec les feuilles des arbres conseillées par les tradipraticiens. Après, on s'en remet à Dieu »,répond le paysan, avec ce sourire figé coutumier aux Africains quand ils sont confrontés à un drame qui les dépasse. C'est écrit sur l'arrière des rares camions qui défoncent la piste en soulevant des nuages de fumée âcre, entre les théories d'ânes attelés à des carrioles : « A la grâce de Dieu. »
Un poste-sentinelle.
Pas les moyens. La famille Diara gagne 75 000 F CFA (un peu plus de 100 euros) payés en un versement annuel par la Compagnie malienne de développement du textile (Cmdt).<\!p>La « période de soudure » peut être longue, comme cette année où le président de la République a dû intervenir à la télé pour annoncer que le paiement aurait lieu au plus tard à la fin du mois.
Avec ses 30 enfants morts en 2002, Kassan a fait bouger les autorités sanitaires d'une région déjà considérée comme particulièrement exposée. Un poste-sentinelle du paludisme a été créé, des prélèvements entomologiques du plasmodium ont été effectués et analysés à Bamako, explique le Dr Issa Traoré, médecin-chef du centre de santé de référence de Kita. Surtout, le projet Survie de l'enfant (PSE) a mis le paquet. Animé par Plan-Mali, il couvre un carré de 400 km de côté, au cœur du Mali Ouest, en bordure de la Guinée. En collaboration avec l'Usaid, sous contrôle du ministère de la Santé,<\!p>le PSE a renforcé les capacités des organisations communautaires locales, à la fois dans la lutte contre le paludisme (promotion des moustiquaires imprégnées), mais aussi contre les maladies diarrhéiques qui font des ravages chez les enfants, précise Alassane Cissé, directeur de l'unité de programmes de Plan Kita. Bilan : un seul enfant mort enregistré l'an dernier à Kassan.
Un pagne pour payer la moustiquaire imprégnée.
Le Cescom (centre de santé de la communauté) de Djidian est un bon exemple des actions décentralisées entreprises sur le terrain. Deux matrones (l'équivalent rural des sages-femmes), un gérant de pharmacie, un vaccinateur y travaillent sous la direction du chef de centre, l'infirmier d'Etat retraité Zoumana Kané. « Le palu, raconte-t-il, est chez nous la première cause de consultations, loin devant les diarrhées et les pneumopathies : 1 068 nouveaux cas l'an dernier pour un total de 2 063 consultations. Les plus touchés sont les femmes enceintes et les enfants. Toutes les familles ne peuvent pas s'équiper de moustiquaires imprégnées, des mères vendent leur pagne pour trouver l'argent. Le traitement à base de chloraquine (200 F) est trop cher pour beaucoup de gens, alors ne parlons pas des combinaisons thérapeutiques à l'artémisinine, quand il y a des résistances, comme dans maintenant 20 % des cas ! [10 000 F le traitement complet en six injections.] Bien sûr, il n'y a pas de tests rapides, il faudrait aller à Bamako, un voyage trop cher et trop long.
Bref, le palu, on vit avec lui, c'est un état permanent, nous sommes camarades ! »
On vit avec lui et on en meurt. « Trois décès ont été constatés l'an dernier. Mais en fait, la plupart ne sont pas signalés, les mères ne nous préviennent pas, pas plus que pour les fausses couches, ni pour les mort-nés. »
Le Cescom est adossé à l'Asacodji, l'association de santé communautaire. Pas un village qui ne soit doté de son comité d'hygiène, de son comité de santé, en un maillage sanitaire serré qui fonctionne sur un mode autogestionnaire, même si Plan et les ONG sont partout à l'œuvre, avec des relais villageois et des animateurs, pour donner l'impulsion. A Kassan, il devrait y avoir bientôt une pharmacie locale, avec une dizaine de médicaments essentiels, parmi lesquels la chloraquine.
La prise de conscience est maintenant générale. Les paysans savent que c'est un moustique qui transmet la maladie, et non pas le lait, ni le beurre de karité, ni les fruits. Ni le kono, l'oiseau maléfique qui s'empare de l'âme de l'enfant en le laissant avec les yeux révulsés tournés vers le ciel.
Il faut prendre garde aux gîtes larvaires. Sama Coulibaly, le président du comité de santé, annonce que l'arrêt de la fabrication des briques dans la mare centrale vient d'être décidé, on va reboucher l'immense excavation avec les ordures ménagères. Après le tombeau des Danaïdes, voici le mythe sanitaire de la bricotière, toujours recreusée et sans cesse à rebouchée...
Comme le souligne le Dr Massambou Sacko, le coordinateur du programme national de lutte contre le paludisme à la Direction nationale de la santé, « on est en présence d'un problème de santé publique enchâssé au cœur de la question du développement ».
La prophylaxie de l'anophèle femelle se gagnera autant sur les terrains écologique, économique et politique que grâce à des stratégies thérapeutiques efficaces et accessibles. Le combat se déroule non dans l'urgence, mais dans la durée. Moustiquaire imprégnée par moustiquaire imprégnée, case par case. Mais dès le mois prochain, le kono reprendra son envol silencieux et l'ombre de son aile recouvrira Djidian, Kassan, Kita, Bamako et toute l'Afrique tropicale. Oiseau inaudible pour les habitants du Nord, à l'abri de l'anophèle et de ses piqûres.
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