LE QUOTIDIEN DU MEDECIN - Est-ce que le « Grenelle de la santé » a permis de rapprocher les points de vue entre les pouvoirs publics et le monde de la santé ? N'avez-vous pas été déçue, à cet égard, par les réactions très critiques d'une partie - majoritaire - des syndicats médicaux ?
ELISABETH GUIGOU - D'une partie seulement... Non, je n'ai pas été déçue, car je ne crois pas qu'il puisse y avoir de consensus général sur ce type de questions qui sont très complexes. Je considère que l'essentiel, c'est que le dialogue se rétablisse alors qu'il y avait un grand scepticisme à l'égard de ces réunions elle-mêmes (les tables rondes organisées en janvier et en juillet, NDLR) . Nous en avons tenu deux qui ont fait avancer les choses. Même si ces réunions sont lourdes, elles ont un avantage : chacun entend l'autre. Lors de cette seconde réunion, les représentants du monde de la santé, y compris, cette fois-ci, ceux des laboratoires pharmaceutiques, ainsi que ceux des syndicats de salariés, se sont écoutés. Ce qui se dégage, c'est d'abord la volonté de renouveler le système conventionnel (entre les professionnels de santé et l'assurance-maladie) , sous des modalités différentes bien sûr, et c'est aussi l'utilité et l'intérêt du dialogue sur ces questions. Ce qui est en jeu, c'est l'avenir de notre système de santé mixte. Si l'on veut continuer à faire vivre ce système, il faut un contrat entre les différents partenaires. Et personne n'a renoncé à cela.
La réaction de la CSMF, le principal syndicat de médecins, a quand même été très hostile. Elle a dit que ce second « Grenelle de la santé » n'avait servi à rien.
Il y a une divergence sur le système conventionnel et le mode de régulation des dépenses. Mais ce n'est qu'un aspect des choses, parmi d'autres. Je n'ai entendu personne critiquer le fait que l'on prenne enfin à bras-le-corps les questions de la démographie médicale, du fonctionnement des réseaux de soins, du fonctionnement des urgences, de la formation des médecins, des déséquilibres géographiques en ce qui concerne la démographie médicale, déséquilibres que j'ai proposé de corriger grâce à un système d'incitations (pour aider les jeunes professionnels à s'installer dans les zones sous-médicalisées).
Convention et maîtrise : décisions à l'automne
Vous avez renvoyé la mise en place d'un nouveau système de régulation des dépenses à l'automne, à l'issue d'une phase de concertation. Est-ce que vous pouvez nous dire comment cela va s'organiser concrètement ?
Je n'ai pas « renvoyé » ce dossier, comme vous dîtes. La réunion du 12 n'avait pas pour objet de déterminer les modalités précises d'une réforme, mais de tracer des orientations. Pour faire les réformes qui sont proposées dans le rapport des quatre sages - et dont certaines ont suscité une large adhésion -, il faut un support législatif. Il se trouve que nous en aurons deux à l'automne : le projet de loi de modernisation du système de santé et le projet de loi de financement de la Sécurité sociale. Nous pourrons inclure dans l'un ou l'autre de ces projets les dispositions concernant le Conseil national de santé, la démographie médicale, etc. Et puis, j'ai effectivement souhaité que l'on engage un travail avec les professionnels et les partenaires sociaux sur le système conventionnel. Sur la nouvelle architecture conventionnelle à mettre en place, nous avons les propositions du G7, celles du G14 et celles des quatre sages (1). Il y a, entre toutes ces propositions, des plages de recouvrement. Nous allons étudier tout cela et nous prendrons nos responsabilités en faisant des propositions précises, à l'automne, dans le cadre de ces projets de loi.
Mon point de départ, c'est la crise actuelle du système conventionnel qui n'offre plus suffisamment d'espace de négociation. Il y a un accord assez large sur ce constat et sur la nécessité de refonder le système conventionnel. Mais il n'y a pas accord sur les modalités. Pour moi, un conventionnement à plusieurs niveaux est un moyen : moyen de renforcer la négociation, moyen de mieux préciser les services et prestations offerts aux patients et les rémunérations correspondantes ; moyen de concilier l'égalité nécessaire dans l'accès aux soins et la liberté d'exercice des professionnels libéraux ; moyen d'offrir des choix clairs aux professionnels tant au plan collectif et syndical qu'au plan individuel. Je crois que cette option permet de reposer différemment la question de la régulation pour les professionnels qui s'engagent dans la voie conventionnelle.
Pourquoi, alors que vous engagiez une phase de concertation, n'avez-vous pas voulu suspendre le dispositif actuel de régulation des dépenses, très critiqué par les médecins ?
Parce qu'il faut, si nous voulons sauver le système mixte de santé actuel, qu'à la liberté des médecins corresponde un certain nombre d'engagements. Je connais les défauts du système actuel de régulation : il faut en trouver un meilleur et la réflexion est, à cet égard, bien engagée.
Vous ne voulez pas lâcher la proie pour l'ombre ?
Ce n'est pas la question. La question, c'est : est-ce que, oui ou non, l'ensemble des professionnels de santé est prêt à s'engager dans un contrat ? Et dès que nous aurons un nouveau système d'engagement conventionnel, je ne verrai pas d'inconvénient à ce que l'on remplace le mécanisme actuel de régulation.
Des incitations
Si l'on met en place un système de maîtrise des dépenses médicalisée, reposant, par exemple, sur le respect de bonnes pratiques, de références médicales, faudra-t-il, selon vous, maintenir un garde-fou avec des sanctions en cas de dépassement des objectifs ?
Dans tout système, il faut des mécanismes de régulation : cela existe partout. Mais je préférerais un système fondé sur des incitations et je crois qu'une vraie régulation des dépenses reposera sur l'engagement des professionnels eux-mêmes. Il faudra trouver un équilibre.
Vous êtes donc favorable à une maîtrise médicalisée ?
Je trouve artificielle cette opposition que l'on fait entre maîtrise médicalisée et maîtrise comptable. Evidemment qu'il faut que la maîtrise soit médicalisée, puisque ce sont les professionnels de santé qui engagent les dépenses ! Mais il est vrai aussi qu'à partir du moment où le financement des dépenses de santé est socialisé il faut un objectif de dépenses, qu'on le veuille ou non. Cet objectif, il faut réfléchir à quel niveau il convient de le fixer, par référence à quels indicateurs, sur quelle base, annuelle ou pluriannuelle. Je suis tout à fait prête à dire que les dépenses de santé ont vocation à augmenter plus rapidement que d'autres dépenses collectives, que l'objectif des dépenses ne doit pas être une sorte de couperet - d'ailleurs il ne l'est pas -, mais il faut quand même une participation de tous pour garder notre système puisqu'il est le meilleur système de santé du monde.
Pour un cadre financier annuel
On ne vous sent pas très favorable à l'idée que l'objectif des dépenses d'assurance-maladie puisse être déterminé sur une base pluriannuelle et non plus annuelle.
Il faut déterminer les priorités de santé publique sur une base pluriannuelle. L'on ne peut pas décider, une année, que l'on lance un plan cancer et l'abandonner l'année suivante. Le cadre financier, lui, devra rester annuel.
Quel rôle attribuez-vous au Conseil national de santé, dont vous proposez la création ?
Je pense qu'il pourra favoriser et élargir le débat sur la politique de santé. Il ne faut pas que ce débat reste confiné aux spécialistes. Il faut qu'il soit élargi pour arriver à rendre légitime aux yeux de la collectivité nationale la place des dépenses de santé.
L'intérêt d'un pôle social-santé fort
Certains estiment qu'il faut créer un vrai ministère de la Santé, un ministère autonome, qui ne dépende plus de l'Emploi et de la Solidarité.
Cela ne résoudrait pas le problème des dépenses de santé. Au contraire même, car le problème, c'est de savoir quelle fraction de la richesse nationale - et finalement quel niveau de cotisations - nous voulons consacrer aux dépenses de santé. Je crois qu'il est important qu'il y ait au sein du gouvernement un pôle social-santé fort par rapport à un pôle économique et financier très puissant.
Vous souhaitez la mise en place d'incitations pour les professionnels de santé libéraux qui s'installent dans des zones où se pose un problème d'accès aux soins. Pensez-vous à une prime, à des exonérations fiscales ?
Nous avons reçu, avec Bernard Kouchner, deux rapports très intéressants sur la démographie médicale, dont un centré sur l'hôpital. Ils proposent différentes modalités. On est en train d'y travailler. Je ne peux pas dire aujourd'hui quel est le mécanisme le plus adapté, mais il faudra une aide à l'installation dans les zones rurales les plus défavorisées, et peut-être aussi dans les zones urbaines les plus difficiles. Je crois qu'il est préférable de procéder par incitation.
Souhaitez-vous également mettre en place des incitations pour que les médecins suivent une formation médicale continue, qui n'est toujours pas obligatoire ?
Le projet de loi de modernisation du système de santé prévoit une obligation de formation médicale continue. Mais, au-delà, il faut s'appuyer sur les mécanismes conventionnels pour compléter cette exigence de base. Je crois beaucoup à la pédagogie et à l'adhésion : la plupart des médecins se rendent bien compte que l'on est dans un monde où tout va très vite, où il faut actualiser ses connaissances.
Dans leur rapport, les « sages» proposent d'étendre les mécanismes de rémunération au forfait, en complément du paiement à l'acte. Qu'en pensez-vous ?
Bien entendu, le paiement à l'acte reste la base de la rémunération des professionnels de santé. Je trouve cependant que des mécanismes forfaitaires peuvent être intéressants pour certains types de mission qui ne sont pas forcément réductibles à l'acte médical. Pour la prévention collective, ce n'est pas une mauvaise idée. Pour les gardes également, cela me semble possible. Beaucoup de médecins demandent ces compléments forfaitaires de rémunération pour des types de mission qui ne sont pas suffisamment assurés aujourd'hui. Cela peut se faire dans le cadre conventionnel, et sur une base volontaire.
Venons-en au départ du Medef des caisses de Sécurité sociale. Avez-vous encore un espoir que le patronat, qui a été très critique après le « Grenelle de la santé », change d'avis ?
J'espère que le paritarisme va continuer et que le Medef restera ; mais c'est à lui de décider. Il y a une demande sur la clarification des responsabilités respectives de l'Etat et de la CNAM. On a décidé de travailler là-dessus mais ça ne va pas déboucher dans trois semaines ! Pour le reste, la concertation est ouverte, y compris sur la possibilité d'étendre le champ de compétence de la CNAM aux dépenses de médicament. Mais j'ai également de sérieuses réserves sur la mise en concurrence des caisses.
Justement, le ministre allemand de l'Economie, Werner Müller, vient de faire une déclaration qui ouvre la voie à la privatisation de l'assurance-maladie allemande. Qu'en pensez-vous ?
Voilà précisément la logique perverse de la mise en concurrence des caisses. Ce sont de fausses solutions. Naturellement, les caisses publiques récoltent tout ce qu'il y a de plus difficile et les caisses privées raflent le reste. C'est un système d'écrémage. Je ne veux pas de ça chez nous.
Vous venez de recevoir de Matignon la lettre-plafond pour votre budget. Quelles priorités de santé publique ce budget traduit-il ?
J'ai obtenu des crédits sans précédent pour les programmes de santé publique : la lutte contre le cancer, l'extension de la contraception, la santé mentale, la lutte contre les suicides et l'éducation pour une alimentation équilibrée. Quant à la lutte contre l'exclusion et au développement des actions de santé pour les plus démunis, c'est 300 millions supplémentaires qui vont permettre sa mise en uvre. Cela se traduira par l'augmentation des moyens des programmes régionaux d'accès à la prévention et aux soins et la création d'une centaine de permanences d'accès aux soins dans les hôpitaux, la multiplication des « ateliers santé-ville » et un effort spécial pour la santé mentale des jeunes.
Et sur le SIDA ?
J'ai décidé de renforcer les actions dans le domaine de la prévention, dans celui de l'accès aux soins en France et dans les pays en voie de développement par l'intermédiaire de l'ONU-SIDA.
Hôpitaux : créer suffisamment d'emplois
L'opposition tente, depuis quelques semaines, de se construire un nouveau discours sur la santé. Le corps médical fait l'objet de multiples attentions de la droite. Comment réagissez-vous à cela ?
C'est normal, c'est le débat démocratique. J'ai observé qu'Alain Juppé a fait son mea culpa sur sa politique vis-à-vis des professionnels de santé. Très bien.
La santé touche la vie quotidienne des Français, il y aura forcément des débats là-dessus avant les élections. La question de la sécurité sanitaire est également très importante.
Nous sommes prêts à défendre un bilan dont nous n'aurons pas à rougir le temps venu ; nous avons fait énormément ces quatre dernières années, que ce soit pour l'hôpital public, pour les cliniques privées qui, pour la première fois cette année, ont une enveloppe qui a augmenté aussi vite que celle de l'hôpital. Surtout, sans avoir réussi à rétablir totalement l'équilibre de l'assurance-maladie, les déficits ont été considérablement réduits. Si l'on ajoute la CMU, je crois qu'on aura un bilan tout à fait honorable. Si on compare ce bilan à celui du gouvernement précédent...
A la rentrée, il y aura quand même un sujet probablement très délicat, c'est la mise en place des 35 heures dans les hôpitaux publics. Les arbitrages ont-ils été rendus entre vous et Laurent Fabius sur les moyens débloqués pour financer les créations d'emploi dans les hôpitaux ?
Non. Je dois dire qu'il y a toujours une divergence. Les arbitrages ne sont pas encore rendus ; c'est le Premier ministre qui tranchera.
Et j'annoncerai cela d'abord aux syndicats lorsque je les recevrai au tout début du mois de septembre pour nouer la dernière phase de la négociation. Il est clair qu'il faudra des créations d'emploi importantes en raison de l'accroissement des tâches à l'hôpital, des contraintes imposées par la surcharge des urgences et le renforcement des mesures de sécurité sanitaire. L'intensification du travail génère un stress important pour les personnels. Il faut donc profiter de la mise en place des 35 heures pour réorganiser le travail et permettre aux personnels de travailler dans de meilleures conditions et continuer à assurer la qualité des soins.
Mais, c'est vrai, ce n'est pas un dossier facile.
Etes-vous d'accord pour accorder la priorité des créations d'emploi aux hôpitaux qui ont fait le maximum d'efforts en termes de productivité ?
Le plus important, c'est d'avoir un nombre global de créations d'emploi qui soit suffisant. Ensuite, il faut trouver la répartition la plus équitable possible entre les ARH ; enfin, il y aura une négociation au niveau de chaque établissement. C'est au vu des projets d'établissement que les besoins seront finalement répartis. On n'en est pas encore là.
Vous avez annoncé un plan sur le médicament et des baisses de prix de certains produits. Comment recevez-vous la réaction de l'industrie pharmaceutique qui redoute que cette politique appauvrisse la recherche française et transforme la France en un pays distributeur de médicaments ?
Ce sont des arguments classiques. Je ne crois pas que nos propositions soient insupportables pour l'industrie pharmaceutique. Nous tenons compte du critère du pourcentage du chiffre d'affaires de l'industrie pharmaceutique par rapport au PIB. Or, nous constatons que ce chiffre d'affaires est plus élevé en France qu'en Allemagne, et que dans d'autres pays européens, ou même aux Etats-Unis. Comme le chiffre d'affaires est une combinaison des volumes et des prix, nous tenons un discours simple qui consiste à dire que si les volumes sont plus importants, les prix doivent être plus bas. On ne peut pas dire que nous défavorisons l'industrie pharmaceutique française par rapport à nos voisins puisque le chiffre d'affaires est plus élevé. Il faut responsabiliser les laboratoires comme d'ailleurs les patients, les médecins et les pharmaciens sur le bon usage du médicament. Je pense que les mesures annoncées sont proportionnées et d'ailleurs négociées à l'intérieur du Comité économique des produits de santé. Il y a un équilibre à trouver.
Que pensez-vous de la thèse selon laquelle la réforme du système de santé, comme la réforme de l'Education, est une tâche quasiment impossible ?
Aucune tâche n'est impossible.
(1) Le G7 regroupe trois syndicats médicaux (CSMF, FMF, SML) et les grandes centrales de salariés à l'exception de la CFDT ; le G14 rassemble la CFDT, les Mutuelles, le syndicat de généralistes MG-France, l'UCCSF et diverses organisations professionnelles.
Aides à l'installation : quelles primes ?
Si Elisabeth Guigou n'a pas encore décidé des modalités des incitations à l'installation dans les zones où l'accès aux soins pose problème, les quatre sages, eux, ont fait leur choix.
Ils jugent « nécessaire » d'instaurer des primes d'installation pour les professionnels de santé libéraux, en particulier dans les zones rurales désertifiées. Sans en préciser le montant, ils proposent un « forfait » payé de manière fractionnée en trois ou quatre versements annuels. Ce forfait, précisent encore les sages, pourrait être complété par une aide versée par les collectivités locales « à leur initiative, sous forme de locaux aménagés et mis à disposition à titre gracieux ».
Convention : le système à trois étages proposé par les sages
La mission de concertation pour la rénovation des soins de ville, animé par les quatre « sages », a recommandé une « nouvelle architecture conventionnelle » en trois étages distincts.
Le premier échelon, sorte de « charte » des métiers de la santé, constituerait le socle commun à l'ensemble des professions libérales conventionnées. Il poserait les principes généraux applicables dans les rapports entre ces professionnels et l'assurance-maladie. Ce règlement conventionnel minimal pourrait être fixé par voie réglementaire. Le deuxième étage distinguerait pour chaque profession, voire pour chaque discipline médicale, les dispositions qui lui sont propres. A ce niveau, les syndicats concernés pourraient négocier directement avec l'assurance-maladie la fixation des différents tarifs et rémunérations de chaque profession. Enfin, le troisième échelon conventionnel correspondrait à des engagements contractuels individuels spécifiques (sur des bonnes pratiques, des actions de prévention collective, etc.). Ces contrats individuels optionnels donneraient lieu à une rémunération forfaitaire en contrepartie de certaines obligations.
Pour rendre ce système incitatif, les sages suggèrent que l'accès au troisième niveau (le plus attractif individuellement) soit conditionné à un accord négocié au second niveau (par profession ou par spécialité).
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