Décision Santé. Dans la préface à cette nouvelle édition, vous suggérez que l’œuvre de Marguerite Duras n’est pas entrée au purgatoire. Pour autant, son théâtre est peu joué sur les grandes scènes nationales. Et son public est plutôt âgé…
Jean Vallier. La réponse n’est pas tranchée. Il faudrait avoir communication des chiffres de vente. Mais au-delà de la réponse, l’interrogation porte sur l’envie de lire parmi les nouvelles générations. La veine romanesque continue toutefois à susciter l’intérêt, même si l’aspect sulfureux de L’Amant n’émoustille plus guère l’imagination des nouveaux lecteurs. J’avais eu l’idée d’écrire à l’administratrice de la Comédie-Française pour lui suggérer de monter India Song, une pièce qui n’a jamais être représentée en France. Quelles sont les grandes pièces de Marguerite Duras : L’Amante Anglaise, Des Journées entières dans les arbres, Eden Cinéma ? Il n’est pas sûr qu’elles attirent un large public. En tout état de cause, le théâtre français contemporain est peu présent sur les scènes nationales. L’intérêt est plus vif chez des acteurs et des actrices pour lesquels les textes de Marguerite Duras sont essentiels. Il y a un vrai désir de les dire sur scène.
D. S. Pourquoi vous-êtes vous lancé dans cette aventure qui vous a conduit à écrire une biographie de 1 500 pages ?
J. V. La première rencontre s’est produite à New York en 1969, suivie d’une relation amicale transatlantique. À sa mort, je me suis retrouvé en présence d’une personne très chère qui avait réalisé une œuvre considérable. J’ai commencé à lire ce qui avait été écrit sur elle. C’était à la fois très savant mais peu représentatif du personnage. 250 thèses ont été écrites sur l’œuvre. Est-ce qu’elle aurait apprécié que l’on retrace son parcours biographique ? Sûrement pas. Mais il me paraissait nécessaire en vue d’une édition critique comme celle de la Pléiade par exemple, de poser des repères dans le cheminement de son œuvre. Sa vie, souvent fantasmée par elle-même, était mal connue. Ma priorité était donc de dégager le personnage de toutes les gloses qui se sont amoncelées au cours des années. L’autre enjeu était de replacer sa vie dans son époque. Elle a grandi en Indochine à l’époque coloniale qui a joué un rôle essentiel dans l’histoire politique mais aussi littéraire de l’Hexagone. Elle a traversé l’occupation, années noires, sur laquelle elle s’était peu livrée. Sur la période des années 50 et 60, son engagement au sein du parti communiste exigeait des explications, des éclaircissements. La vie de Marguerite Duras a traversé l’Histoire de France. Quant à son œuvre qui tisse des liens entre littérature, théâtre et cinéma, elle a très souvent fait l’objet de jugements à l’emporte-pièce alors qu’elle est unique dans son siècle. Toute l’œuvre se nourrit d’une expérience vécue, mais aussi de fantasmes comme l’image de la mère, peu conforme à la réalité si on la compare aux portraits brossés dans les livres.
D. S. Elle se décrit issue d’un milieu très modeste. Ce qui est très éloigné de la réalité.
J. V. Pourquoi s’est-elle vue pauvre, en manque d’amour et de tendresse ? La réponse à ces questions ne se substitue pas aux explications savantes. On pouvait se disputer avec elle sur des questions politiques. J’en ai fait les frais à plusieurs reprises. Mais elle n’était pas sectaire. Et l’on se réconciliait aisément autour d’un verre de vin. Ce n’était pas un écrivain de Saint-Germain des prés, sauf peut-être après le succès d’Hiroshima mon amour. Elle était née ailleurs et avait les pieds sur terre.
D. S. En fin de compte, Marguerite Duras a gagné par KO contre Simone de Beauvoir dont l’œuvre romanesque est peu lue aujourd’hui.
J. V. Le temps a rendu justice sur le critère de la qualité littéraire. Si l’on compare Les petits chevaux de Tarquina avec L’Invitée le roman de Simone de Beauvoir, la postérité a aisément rendu son verdict. Le livre de l’auteur du Deuxième Sexe est aujourd'hui en partie illisible. Les textes de Marguerite Duras émeuvent, ce qui n’est pas le cas de ceux de Simone de Beauvoir. Marguerite Duras et Nathalie Sarraute ont apporté un nouveau souffle à la littérature française. Dans les années soixante-dix, de Beauvoir et Duras ont cependant mené un bout de chemin ensemble lorsque Sartre était le directeur de La Cause du peuple et au moment de la bataille pour la légalisation de l’avortement. Le théâtre de Marguerite Duras est extraordinairement vivant. Comme directeur de l’Alliance française et de l’Institut français, j'ai présenté Madeleine Renaud à New York dans L’Amante Anglaise et Des journées entières dans les arbres à des publics dont la maîtrise de la langue française était limitée. Ses mots étaient pourtant entendus, reçus à la manière d'une prose poétique.
D. S. Si l’on connaît ses engagements politiques, son exploration de la sexualité y compris sur le versant sado-masochiste est moins connu.
J. V. Dotée d'une grande sensualité, elle aimait l’amour physique. Dans le même temps, elle ne croyait pas à l’amour éternel. Elle avait dans ce domaine un grand appétit. À la différence d'une Françoise Sagan par exemple, le sexe ne relève pas du théâtre de boulevard ou de la gaudriole. C’est un aspect essentiel, primitif de l’existence, au même titre que le fait de manger ou de boire. D’où aussi l’absence de psychologie dans son théâtre.
D. S. Vous révélez des éléments pour le moins troublants dans la manière dont Marguerite Duras a vécu la période de l’occupation. Elle n’a pas été que la résistante courageuse appartenant au même réseau que François Mitterrand.
J. V. Cela m’a coûté de grands efforts de compréhension. D’autant qu’elle était alors mariée avec Robert Antelme, personnage considérable qui a écrit à la libération un livre admirable sur l'univers concentrationnaire, L’Espèce humaine. Or celui-ci a travaillé pour le gouvernement de Vichy pendant une grande partie de la guerre. En ce qui concerne Marguerite Duras, on s’est beaucoup gaussé du livre de propagande sur l’empire colonial auquel elle a participé en 1939-40. Mais il fallait rappeler que Georges Mandel a le premier en France créé un bureau de presse dans un ministère avant la Seconde Guerre mondiale. L’objectif étant alors d’illustrer la puissance française face aux Allemands, grâce aux ressources tirées de ses colonies. Le service de propagande de Paul Marion, auquel Robert Antelme a appartenu de l’été 1942 à la fin 1943, a continué sur ce modèle. Je me souviens (j’étais petit garçon) de la force et de la puissance de cette propagande. On nous incitait à écrire au maréchal Pétain. Par retour, nous recevions une belle lettre du « sauveur de la patrie » nous félicitant de nos bons résultats scolaires. Cela exigeait pour le moins une logistique des plus sophistiquées, alors que le pays manquait de tout. Cette période est inépuisable. D’un côté, Jean Guéhenno dans ses carnets affiche une lucidité admirable par rapport aux évènements. De l’autre côté, des fascistes sans foi ni loi, et au milieu, une majorité de Français s’efforçant de vivre au quotidien…
D. S. Le trouble s’immisce aussi dans les histoires d’amour comme par exemple la liaison qu’entretient Dionys Mascolo, l’amant « officiel » de Marguerite Duras avec Paulette Delval, la femme du collaborateur exécuté à la Libération et à l’origine de l’arrestation de Robert Antelme et de sa soeur…
J. V. Delval était un gestapiste français qui arrêtait des Juifs et volait au passage bijoux et autres biens de valeur. À la Libération, Dionys Mascolo perquisitionne son appartement et s’empare de la photo de mariage du couple Delval. Drôle de détail, la mariée était en noir ! Et cette photo se retrouve alors dans les archives de Marguerite Duras. Quant à la robe, elle appartient à l’histoire littéraire. Elle a inspiré à Marguerite Duras celle dont est habillée Anne-Marie Stretter dans Le Ravissement de Lol V. Stein, un personnage durassien à l’origine de nombreux commentaires et critiques. A-t-elle simplement été fascinée par cette belle femme dans une robe noire ? Se doutait-elle de quelque chose ? Apparemment non. C’est aussi l’enjeu de cette biographie, déraciner ce qui appartient au terreau de l’œuvre et voir ensuite ce qui a germé. C’est aussi le travail accompli par les éditeurs des volumes de la Bibliothèque de la Pléiade.
D. S. Si l’on dresse un bilan, Marguerite Duras répond à l’injonction d’Antoine Vitez de proposer un art élitiste pour tous.
J. V. Il y a là un aspect paradoxal. Son œuvre est à la fois élitiste, mais également lue par des publics populaires. En vérité, Marguerite Duras avait besoin d’écrire pour continuer à vivre. En dehors de l’écriture, « je n’existe pas », rappelait-elle souvent. Seuls les artistes comprennent ce type d’engagement. Le petit texte qu’elle a écrit à la fin de sa vie Écrire, résume cette nécessité. Seule l’écriture lui permettait de se battre contres tous ses démons.
D. S. Sa sortie du coma est quasi miraculeuse, alors que tous ses médecins l’avaient condamnée.
J. V. Elle avait été plongée dans un coma artificiel pendant plus de cinq mois. Ses amis s’inquiétaient sur l’état de son cerveau après ces longs mois d’absence. L’autre miracle est l’obstination de son fils qui a bataillé pour que l’on ne débranche pas les appareils, alors que les médecins n’avaient plus d’espoir et recommandaient l’arrêt de tout soin. Cela, bien sûr, fait écho aux débats d’aujourd’hui sur la fin de vie. Le couple que constituait Marguerite avec son fils était hors norme. Elle a beaucoup reproché à sa mère de tenir son fils aîné avec l'argent. Or elle a reproduit le même schéma avec le sien… Donc, après quelques mois de rééducation, elle a recommencé à écrire et repris son travail sur La Pluie d’été. Cette sortie de coma sans aucune lésion cérébrale est un cas médical. J’aurais bien aimé avoir la clé du mystère, mais je ne suis pas parvenu à interroger le médecin qui l’avait soignée. Les biographies du futur disposent là d’un nouveau dossier à explorer.
2. C’était Marguerite Duras, 1914-1996, Jean Vallier, éditions Le livre de poche, 28 euros.
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