Le 6 octobre, quatre personnes ont été abattues froidement par des gangsters à Athis-Mons (Essonne) et, le 17 octobre, deux policiers étaient assassinés au Plessis-Trévise (Val-de-Marne). Parmi les suspects, un certain Jean-Claude Bonnal, dit « le Chinois », 48 ans, qui a été libéré en décembre 2000 en application de la loi du 15 juin 2000, qui renforce la présomption d'innocence.
Bonnal a eu des démêlés sérieux avec la justice ; il s'est livré à des attaques à main armée, a souvent tiré sur des policiers, a été condamné à de lourdes peines, mais s'est retrouvé en liberté après n'en avoir accompli qu'une partie.
La police met en cause la loi sur la présomption d'innocence qui n'a pas été plus tôt adoptée qu'elle est déjà vivement contestée ; la garde des Sceaux, Marylise Lebranchu, prononce des paroles apaisantes, sans pour autant viser la loi d'Elisabeth Guigou : après tout, on ne peut pas passer son temps à réformer la réforme ; la justice, et plus précisément le juge Jean-Paul Laurans, qui a prononcé la remise en liberté de Bonnal, affirme qu'il n'a fait qu'appliquer les textes.
L'émotion des policiers
Personne ne peut être insensible à l'émotion des policiers, soutenus par l'opinion. Avant son adoption par le Parlement, la loi avait donné lieu à un débat extrêmement vif au sein duquel partisans de l'ordre et « libéraux » se sont affrontés. Les six meurtres d'Athis-Mons et du Plessis-Trévise semblent donner raison aux premiers. Et pourtant, comment désavouer un texte qui renforce la présomption d'innocence, arc de soutènement de nos libertés ? L'opinion est perplexe : elle veut que soient sauvegardés les instruments de la démocratie, elle ne souhaite pas que des gangsters avérés, chargés d'un lourd passé criminel, se promènent en ville pour y commettre de nouveaux massacres. Pour un gouvernement, et quelle que soit sa tendance idéologique, le dilemme est grave.
Il nous semble que, dans la loi comme dans toute chose, il doit y avoir l'esprit et la lettre. Les juges, à n'en pas douter, n'ont pour tâche que d'appliquer les lois, pas de les interpréter ni de les réinventer. L'attitude de M. Laurans est donc conforme à la lettre. Mais peut-être existe-t-il une large différence entre un tueur et un escroc, entre un repris de justice qui a consacré sa vie à la récidive et à tirer le plus grand profit de la mansuétude des lois, et un voleur de pain. Le juge ne saurait outrepasser des droits qu'il connaît parfaitement puisqu'ils régissent sa profession ; il ne doit pas non plus rester aveugle à la particularité d'un cas et il faut qu'il établisse une discrimination entre les délinquants ou entre les criminels. On ne peut donc pas blâmer le gouvernement pour avoir introduit dans la législation des éléments qui protègent d'éventuels innocents en même temps qu'ils risquent de rendre à la vie civile des hommes dangereux. Il faut bien que le pouvoir politique s'en remette, pour l'examen des cas, au pouvoir judiciaire.
Le premier objectif
Les deux tueries d'octobre sont accablantes, et pas seulement parce qu'elles se sont traduites par la mort scandaleuse de six personnes. Elles montrent que la justice ne sait pas toujours concentrer ses efforts sur son premier objectif, qui est la protection de la société contre le grand banditisme, alors qu'elle est capable de s'acharner indéfiniment sur un homme politique en vue ou sur des affaires d'abus de biens sociaux qui ne font pas peser une menace excessive sur le fonctionnement de la société.
Les exemples d'hommes politiques qui, en France, ont été poursuivis par la justice pendant des années, à un prix élevé pour le contribuable, et ont été finalement déclarés innocents, ne manquent pas. Mais l'exemple le plus frappant des erreurs d'aiguillage de la justice nous vient des Etats-Unis. Le FBI, requis par un procureur spécial, Kenneth Starr, que le ministère américain de la Justice avait installé dans cette fonction, a traqué le président des Etats-Unis, Bill Clinton, pour une affaire d'adultère qui ne concernait que deux adultes consentants, a contraint le même président à témoigner, a envoyé ses agents cerner et interroger Monica Lewinsky dans un salon de thé. Après avoir dépensé 50 millions de dollars, M. Starr n'a pas pu empêcher M. Clinton de terminer son mandat.
Hiérarchiser les crimes
Mais c'est le même FBI qui n'a vu venir aucun des quatre attentats du 11 septembre et qui n'avait rien prévu pour le cas où un avion de ligne serait transformé en missile. L'Amérique aurait mieux fait de demander à M. Starr de traquer les terroristes.
Lorsqu'on met en parallèle les poursuites contre Bill Clinton et la faillite du FBI le 11 septembre, on voit aussitôt que ce sont des hommes qui font la justice et que, quels que soient les textes, un pouvoir essentiel leur est dévolu : il faut qu'ils commencent par hiérarchiser les crimes et qu'ils concentrent leurs efforts sur ceux qui menacent la sécurité collective.
Cependant, si les juges ont un rôle personnel à jouer, le gouvernement ne saurait être exempté de ses responsabilités. Il lui appartient de tracer la ligne rouge que les citoyens tentés par l'illégalité ne doivent pas franchir. Que tout prévenu soit présumé innocent, c'est seulement une règle qui, de préférence, devrait jouer en faveur des innocents plutôt que des coupables. Oui, mais comment distinguer les uns des autres ? Pour cela, il faut que le pouvoir politique indique les limites de sa tolérance. S'il accepte qu'elles soient franchies, il sombre dans le laxisme. Pour éviter le piège, il n'a pas besoin de rédiger de nouvelles lois ; il lui suffit d'appliquer celles qui sont en vigueur. Ce que ne dit pas M. Laurans, mais qu'il a peut-être vaguement ressenti au fond de lui-même sans qu'il en ait pris vraiment conscience, c'est qu'il a perçu une sorte de feu vert politique lui indiquant de passer de la tolérance au laxisme. L'opposition, qui a dénoncé « l'angélisme » du gouvernement, a cette fois usé d'un bon argument. Rappelez-vous, l'autre soir, quand de jeunes beurs ont sifflé « la Marseillaise », quand Marie-George Buffet, ministre communiste de la Jeunesse et des Sports, a reçu une cannette de bière sur la tête : la ministre a dit que « ce n'était pas grave » et Daniel Cohn-Bendit, dimanche dernier, s'est contenté de parler du défoulement d'une jeunesse rebelle.
Des gens de pouvoir prononcent de tels propos alors même que pèse sur la France la menace bioterroriste. Crier « Vive Ben Laden ! » n'est pas qu'une provocation verbale. C'est, selon les textes, une apologie du crime qui doit être sanctionnée.
Le gouvernement peut toujours dire que ces jeunes beurs ne sont qu'une infime minorité ; il peut toujours expliquer leur comportement par les souffrances infinies qu'ils endurent au sein de notre société ; il peut toujours invoquer les raisons historiques qui ont fait que nous n'avons pas su intégrer ces jeunes gens, que nous n'avons pas su leur inculquer nos idéaux, que nous les avons délibérément marginalisés. Il est tout de même de son devoir de se fâcher au bon moment, de dire non, de refuser que la République soit jetée aux orties au profit d'on ne sait quel rêve, ou plutôt quel cauchemar, où l'Algérie ensanglantée et martyre aurait des leçons à nous donner.
Dire non, c'est ce que tout gouvernement français, de droite ou de gauche, angélique ou non, doit faire quand il s'agit d'empêcher les terroristes de poser des bombes ou de diffuser le bacille du charbon. Bref, il faut savoir arrêter une dérive avant qu'elle ne nous emporte, nous et notre propre rêve de liberté, d'égalité et de fraternité.
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