D'une expérience douloureuse à l'autre

Publié le 19/01/2003
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La santé en librairie

« Je suis une rescapée », écrit Marta Balinska. A 15 ans, après avoir mangé avec plaisir son gâteau d'anniversaire, la jeune Marta fut « prise d'un seul coup d'un sentiment absolument insupportable de culpabilité et d'impureté » à l'égard de l'aliment qu'elle venait d'absorber. « A partir de ce jour-là, je ne me suis plus jamais sentie libre : j'étais ma propre esclave ».

Commence alors ce qu'elle appelle « descente aux enfers » : quinze ans de cauchemars, 35 kg à 16 ans, 26 à 24 ans, deux hospitalisations en psychiatrie dont la description fait froid dans le dos, entre vingt et trente professionnels de la santé consultés. « Le traitement que je suivais était de conception simple : on rendait la vie de l'anorexique tellement insupportable qu'elle finissait par faire tout et n'importe quoi pour retrouver la liberté, y compris le pire de tout : manger. D'un seul coup, je compris qu'il n'y avait aucune thérapie dans cette histoire... »

Désolation anorexique

Grâce à un journal intime tenu pendant ces années d'enfer, Marta, aujourd'hui « sortie d'affaire », peut revenir avec acuité sur son passé. La littérature, qui lui sauvera la vie, est régulièrement conviée au fil des pages pour illustrer l'analyse.
C'est ainsi que le tunnel sombre dans lequel se trouvait l'Alice de Lewis Carrol, très appréciée par l'auteur dans son enfance, lui apparaît a posteriori comme une parfaite métaphore de l'anorexie. L'auteur se souvient avoir eu envie de « balancer tous ces soi-disant soignants en l'air » tant elle se sentait incomprise comme Alice, la petite héroïne anglaise face à la cour impériale (la méchante reine du jeu de cartes qui demande : « La sentence d'abord, les délibérations ensuite. »)
Les poèmes de l'oncle Stanislaw Balinski, traduits par l'auteur, parsèment le texte, telle une petite musique de fond. « Aucun lecteur ne pourra s'ennuyer en vous lisant, écrit S. Tomkiewicz, votre style est vivant, aiguisé comme une épée, comme une ode à la gloire de la langue du grand poète romantique polonais Slowacki ».
Ce récit n'est donc pas seulement le énième témoignage d'une patiente anorexique, mais la réflexion d'une littéraire, née dans les Trente Glorieuses (en 1965), mais marquée par l'exil (née à New York, elle ne cessera de déménager dans toute l'Europe avant Paris), la fuite de Varsovie de ses grands-parents juifs polonais, la déportation en Sibérie et dans les camps nazis de plusieurs membres de sa famille, la conversion de sa mère protestante polonaise au catholicisme, la richesse intellectuelle de sa famille (son arrière-grand-père polonais est le fondateur de l'UNICEF, son grand-père, Stanislaw Balinski, est poète).

Quête d'identité

Elle souligne d'ailleurs elle-même l'analogie entre les privations qu'elle s'ordonne et celles imposées à sa famille dans la première moitié du siècle : « Comment expliquer la consolation que me procurait l'idée que je ne mangeais plus guère que les Juifs enfermés dans le ghetto de Varsovie ? En me regardant à 23 ans, on aurait dit une survivante d'un camp de concentration... ». C'est dit pourtant sans complaisance et l'auteur elle-même, si elle cherche dans cette direction pour assouvir sa soif de comprendre, ne tombe pas pour autant dans le piège de l'explication simpliste et univoque. « Je souscris à la thèse que l'anorexie est provoquée par un enchevêtrement très complexe de susceptibilités physiologiques et de troubles psychologiques allant bien au-delà de ses symptômes primaires (le manque d'appétit). Sur le plan symbolique, l'anorexie apparaît pour moi comme une quête d'identité dans un mode de souffrance, une espérance de vie si cruellement déçue que l'être se replie sur lui-même, se vide, et parfois disparaît (...), l'anorexie est une auto-immunité psychique », dit-elle.
La guérison surviendra progressivement en quelques mois. En dehors d'un traitement hormonal substitutif que Marta décrit comme ayant profondément modifié son état, aucune intervention médicale ne semble jouer un rôle dans ce changement. La confiance intellectuelle accordée par quelques professeurs, dont Hélène Carrère d'Encausse, la poursuite d'un travail de recherche sur ses illustres aïeux polonais sont en revanche contemporains de cette guérison. Comme si Marta se sentait soudain accompagnée, car, comme le dit son oncle Balinski dans un poème traduit par sa nièce, « seule la compréhension réconforte les affligés dans la souffrance ».
« Médecin formé à l'école du "blindage", j'ai assoupli progressivement mes défenses », raconte Daniel Annequin, anesthésiste dont la brève mais utile incursion en psychiatrie lui permit d'être convaincu que « des situations réputées figées pouvaient se débloquer et que de profondes modifications des pratiques étaient possibles ». On a peine à croire aux pansements de grands brûlés réalisés sans antalgique, aux amygdalectomies des nourrissons faites sans anesthésie, sans parler des biopsies médullaires, des sutures et autres douleurs iatrogènes. On a peine à croire aussi aux commentaires : « C'est pas de la douleur, c'est de la peur », « je te fais mal pour ton bien », ou les « c'est fini ! » alors que ça vient de commencer, qui, comme le note S. Tomkiewicz, « font perdre à l'enfant toute confiance dans le monde des adultes, et dans la médecine en particulier ». Cette réalité éprouvante n'est pourtant pas encore totalement et définitivement derrière nous.

Les plans douleur ne sont pas suffisants

Aujourd'hui responsable du Plan national de lutte contre la douleur 2002-2005, Daniel Annequin partage avec Annie Gauvain-Piquard, Michel Meignier et quelques autres le mérite d'avoir, en un peu plus d'une décennie, totalement transformé les pratiques en matière de prise en charge de la douleur de l'enfant : outils d'évaluation, utilisation du Meopa (gaz antalgique fait d'un mélange de protoxyde d'azote et d'oxygène), de la crème Emla, des morphiniques, intégration des parents dans la prise en charge des enfants, réflexion sur la mémoire de la douleur chez les petits, etc.
Dans un ouvrage clair et plein d'exemples concrets souvent émouvants, l'auteur raconte cette aventure et souligne les progrès encore nécessaires : « Je suis conscient que le triomphalisme n'est pas de mise ; les "plans" douleur et la médiatisation du combat contre la douleur sont des conditions nécessaires mais pas suffisantes. »

Maintenir la vigilance

En effet, si les bonnes pratiques en matière de lutte contre la douleur ne sont pas nécessairement onéreuses et très complexes (bien que chronophages), elles « nécessitent la mobilisation et la vigilance permanentes de tous les acteurs. Les parents et les associations de malades sont d'ailleurs de puissants leviers de changements pour aider à dépasser les réticences », affirme l'auteur. Les régressions sont toujours possibles du fait de multiples facteurs : charge de travail, manque de moyens mais aussi difficultés pour les soignants à assumer leurs émotions face à la souffrance de leurs patients dont l'expression peut-être déroutante ou anxiogène. « Arrête ta comédie, je sais que tu peux rester tranquille », a-t-on entendu dans la bouche de certains exaspérés par l'agitation d'un enfant douloureux ; « Si tu ne manges pas, c'est que tu ne veux pas », s'est entendu dire M. Balinska, comme si le fait d'avoir mal ou de souffrir d'anorexie relevait tout compte fait de la responsabilité du sujet. Les expériences de D. Annequin comme celle de M. Balinska démontrent chacune à sa façon la nécessité de l'écoute pour éviter le piège de la toute-puissance médicale.

« Retour à la vie. Quinze ans d'anorexie »,. Marta Aleksandra Balinska, Editions Odile Jacob, 260 pages, 21,50 euros.
« T'as pas de raison d'avoir mal ! », Daniel Annequin, Editions La Martinière, 204 pages, 18 euros.

Dr Caroline MARTINEAU

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7255