Les Français peuvent s’enorgueillir d’une inédite espérance de vie au sein de l’Europe, grâce au bénéfice conjoint d’une hygiène de vie et d’une qualité du système de soins reconnues. Pourtant, si hommes et femmes peuvent espérer vivre respectivement jusque 78,2 et 85,3 ans, leur espérance de vie sans incapacité n’est que de 63 ans. Un chiffre inférieur à celui constaté dans d’autres pays comme la Suède. Le constat interpelle, quand on sait que la dépense en soins de la population française dépasse largement celle de nombreux voisins européens, avec une surdépense en médicaments de 15 % du PIB par rapport à l’Allemagne, et même de 78 % par rapport au Royaume-Uni1. Serions-nous surtraités à perte ?
Il n’y a pas de véritable définition officielle du surtraitement : on admet en tout cas qu’il regroupe tous les traitements et les soins inutiles, que ce soit parce qu’ils n’apportent aucun bénéfice, ou parce qu’ils sont trop intensifs par rapport à ce qui est normalement attendu, avec de potentiels effets délétères. De l’avis de tous, les causes du mal sont bien identifiées : il y a d’abord le surdiagnostic qui favorise les diagnostics précoces et augmente la détection d’anomalies infracliniques (Cf. article « Surdiagnostic : lorsque la technologie met la clinique dans l’impasse »). Il y a la baisse des seuils thérapeutiques, notamment dans la prise en charge du risque (Cf. article « Maladies chroniques : le bénéfice se rapproche-t-il du risque ? »). Il y a enfin le non-respect des référentiels, cause non négligeable de non-qualité et de risque iatrogène ; mais ce serait sans compter sur les causes conjoncturelles, bien plus délicates à résoudre.
Une inadéquation consciente…
Aux États-Unis, la part des dépenses liée au surtraitement au sens large (utilisation excessive des antibiotiques, recours à la chirurgie versus surveillance, soins intensifs inadaptés en fin de vie…) est estimée à 150 milliards d’euros au minimum sur l’année 20112… L’ampleur du surtraitement est mal évaluée en France mais selon un récent sondage3, les généralistes estiment que 32 % des actes qu’ils prescrivent ne sont pas pleinement justifiés. Ils sont 24 % chez les spécialistes libéraux et 26 % chez les hospitaliers. D’autres indicateurs plus indirects sont aussi riches d’enseignements : les événements indésirables graves et évitables liés aux soins, « qui ne seraient pas survenus si les soins avaient été conformes à la prise en charge considérée comme satisfaisante », interviennent pour 2,6 jours d’hospitalisation sur 1 0004. Et parmi les 128 000 patients concernés chaque année par l’iatrogénie médicamenteuse, une partie significative, bien qu’imprécise, est liée à des surtraitements. Un constat qui est probablement plus complexe qu’une simple optimisation des prescriptions, à l’heure où l’évaluation des pratiques professionnelles (EPP), les revues de morbimortalité et la formation continue font partie de l’environnement professionnel.
« Attention à ne pas ostraciser les médecins sur ce constat », prévient Bernard Goichot, endocrinologue (CHU de Strasbourg). La médecine n’est pas une science exacte. D’un côté, la multiplication de référentiels, motivée par l’accumulation des savoirs médicaux, prend essentiellement une forme statistique. De l’autre, la pratique des médecins en charge de les appliquer n’est faite que de cas particuliers, souvent dissonants avec les cas-types de ces référentiels. Pour l’endocrinologue, « il est difficile de transposer le bénéfice collectif des recommandations à l’échelle individuelle, d’autant que ces textes sont issus de travaux d’experts dans laquelle la vision pragmatique est parfois manquante et la pertinence clinique pas toujours placée au centre de la démarche ».
Autre difficulté : Les médecins n’ont pas accès à l’information la plus pertinente. « L’AMM est très réductrice du profil d’une molécule », estime Bernard Bégaud, pharmacologue (Inserm 657, université de Bordeaux), qui y voit un motif de mauvaise adéquation aux recommandations : pertinence clinique, tolérance, service médical rendu… y sont trop sommairement décrits. Associé à cela, le tropisme assez français des praticiens pour les nouvelles molécules, favorisé par une visite médicale bien organisée. En résulte une surprescription de molécules récentes, parfois éloignées des bonnes pratiques. « La délivrance d’une AMM ne signifie pas que le médicament présente un intérêt clinique par rapport aux molécules préexistantes, mais passe souvent pour telle. » D’où la nécessité de réfléchir à une meilleure visibilité et lisibilité des notions de bénéfice-risque, de SMR et d’ASMR.
Inertie
« Des revues Cochrane ont montré que la FMC ou les supports d’information écrits ont peu d’impact sur les pratiques, assure Pierre Durieux, directeur scientifique du centre Cochrane français. À l’inverse, des outils plus proactifs s’avèrent plus efficaces, comme les visites face-face auprès des praticiens ou les outils d’aide à la prescription. » Si les efforts des structures comme la HAS en faveur de la diffusion de l’information médicale sont louables, ils restent insuffisamment suivis d’effets. « L’inertie au changement existe dans la population médicale comme ailleurs. Les tutelles devraient s’inspirer de ce type de résultats pour orienter leur action. » Mais pour l’heure, malgré les expérimentations fructueuses qu’elle a conduites, la Cnamts ne semble pas envisager la transposition à large échelle de l’intervention de visiteurs d’État auprès de professionnels, véritables contrepoids à la visite médicale des industriels.
Dommage. Car si la Cnamts pourrait favoriser le changement des pratiques, elle a aussi toutes les données permettant d’identifier les domaines vecteurs de mauvaises pratiques : « La base de données de la Cnamts est une mine d’information, un véritable trésor qui reste inexploité, regrette François Pesty, pharmacien (Institut Puppem*). Elle conduit ponctuellement quelques études, par exemple pour évaluer l’origine des inégalités territoriales de prescriptions de soins, mais les grandes questions de fond sont laissées de côté, notamment concernant les classes thérapeutiques les plus prescrites. » L’évaluation des pratiques pourrait ensuite compléter le dispositif. « Mais la France présente un vrai déséquilibre entre l'absence d’évaluation et la facilité de la dépense », assène Didier Sicard, président d’honneur du Comité national d’éthique. Les dispositifs initiés par l’assurance maladie via les Capi puis le Pay for Performance sont certes une avancée, notamment parce que le second n’a pas directement une visée économique. Mais l’absence d’obligation ne permet pas de prédire un changement complet de paradigme dans la population médicale.
Autour de la relation médecin-patients
« Quand on recherche les causes probables d'un nouveau symptôme au cabinet, cela prend du temps et exige des compétences sur le plan clinique sur lesquelles on se repose de moins en moins en cette ère du tout-technologique. Et il semble souvent plus facile de faire faire un scanner que de rassurer le médecin et son patient en se basant sur les antécédents de ce dernier ou sur son examen clinique approfondi5. » Le temps disponible des praticiens serait à l’origine d’une déviance involontaire des pratiques. Isabelle Ray-Coquard, oncologue (Centre Léon-Bérard, Lyon) renchérit : « Contrairement à d’autres pays, les médecins français n'ont pas d’incitation réglementaire à arrêter les soins après plusieurs lignes de traitement. Sur le plan relationnel, cela rend difficile la décision d’arrêter l’offensive thérapeutique et de passer à une alternative palliative ! Et ce d’autant plus que le système français ne propose pas suffisamment d’alternatives au tout-soin et que les études dans ces domaines restent insuffisamment nombreuses pour convaincre les professionnels d’envisager d’autres options. »
Dans ce contexte, le taux de respect des recommandations est-il perfectible ? « Il est illusoire de penser atteindre plus de 80 % d’adéquation aux recommandations, notamment dans les pathologies sévères, argumente Isabelle Ray-Coquard. Il y aura toujours des cas hors référentiels, et des personnes dans la zone grise d’incertitude, celle où il est difficile de connaître véritablement le bénéfice que pourra apporter le traitement au patient, et où vont intervenir des facteurs humains, liés au vécu et au ressenti du patient et du médecin. » Oui, la surprescription peut émaner d’un contexte relationnel ou émotionnel avec le patient, ou encore d’une prescription sur demande – implicite ou non – de ce dernier : selon le sondage réalisé pour la FHF (Fédération hospitalière de France), les médecins déclarent d’ailleurs que 85 % des actes non justifiés le sont à la demande des patients. Ils sont à rapprocher des 58 % de ceux pour qui la peur des poursuites judiciaires favorise les prescriptions inadéquates. « La pression des patients peut exister, reconnaît également Christian Saout, président du Ciss** (mais c’est notamment parce qu’il n’y a pas d’éducation à la santé en France. Le seul niveau qui y est promu est celui du soin, pas de la prévention. Par ailleurs, peut-être notre système de santé et de protection sociale rend logique la prescription aux yeux des patients. » Sans oublier que du côté des professionnels, la T2A est « une incitation au soin, notamment dans le domaine interventionnel » et que le mode de financement à l’acte des libéraux, à l’inverse d’une prise en charge au forfait, favorise la prescription.
Priorités
« Il faut travailler sur la prise de décision, insiste Samuel Limat, pharmacien (CHU Besançon). La pluridisciplinarité améliore la pertinence et assied la décision médicale. Si elle est associée à un vrai dialogue avec le patient, elle peut rétablir une plus juste prescription. À l’image de la cancérologie, des maladies rares ou de l’infectiologie, c’est une façon de travailler qui s’impose de plus en plus. Mais il est vrai qu’en ambulatoire, elle reste essentiellement absente. »
Le surtraitement est bien la conséquence de plusieurs tendances de fond. Mais attention à ne pas se tromper de cible, insistent beaucoup de professionnels : à juste titre, on surveille de près le bon usage des molécules onéreuses. Il existe tout un dispositif permettant de les encadrer. Mais ce serait oublier un peu vite les médicaments et les soins les plus courants pour lesquels la prescription réflexe et l’absence de réévaluation sont courantes et qui sont les plus dommageables à l’échelle de la santé publique.
** Collectif interassociatif sur la santé.
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