Patrice V. : les sidatoriums
« On a oublié l'état d'esprit de cette époque. On ne savait rien. Au début, on ne savait même pas si l'on devait avoir peur.
Je me souviens avoir acheté, comme tous les matins, un "Libération" qui titrait en gros à la une : "Le cancer gay". Et d'avoir trouvé que c'était exagéré. Ce n'est que beaucoup plus tard que j'ai pensé que c'était en fin de compte assez courageux de tirer, de cette manière ou d'une autre, la sonnette d'alarme.
On a oublié aussi qu'une des manifestations les plus évidentes de ce truc qu'on ne connaissait pas était le syndrome de Kaposi. Et que le mot de peste était bel et bien dans tous les esprits.
On avait affaire à un mal invisible qui rongeait de l'intérieur, faisait perdre du poids à la vitesse grand V et sortir des taches noires. Et la seule chose que l'on était parvenu à comprendre était qu'il affectait surtout des hommes homosexuels, américains et à la sexualité débridée. Il suffisait de ne pas répondre à ces trois critères pour se croire à l'abri.
Je me souviens aussi des appels incantatoires de part et d'autre en faveur de mesures sanitaires sévères. Aujourd'hui, cela me semble complètement inconcevable, mais je me souviens avoir évoqué avec des amis cette idée de camps sanitaires qui flottait dans l'air, afin d'isoler les fameuses populations à risque. Et même si, autour de cette table, personne ne pensait qu'on en arriverait là, aucun de nous n'avait envie de rire.
La découverte du virus a mis fin à ce type d'hystérie. Pas tout de suite, mais en fait, assez rapidement, on en a su plus. Dans un premier temps, surtout sur les modes de transmission. En fait, c'était aussi un retour, une revanche de la science que l'on avait vue balbutiante, aveugle, impuissante à comprendre. Alors que, enfants des années 1960, nous avions grandi dans une confiance absolue en elle. Et puis, tout de suite, on s'est mis à parler d'un vaccin - qui serait prêt dans les cinq ans, guère plus. Et il faut bien dire qu'il s'agissait surtout de protéger (les "à risque" et surtout les moins à risque), pas de soigner, du moins pas encore. »
Laure T. : les opportunistes du sida
« Je me souviens de la détresse qui se lisait dans le regard des jeunes internes au début des années 1980. Ils avaient l'âge de leurs patients. Ils n'avaient pas été préparés à voir mourir des gens qui auraient pu être leurs amis. Je me souviens d'une jeune fille qui s'occupait d'un de mes amis. Elle m'avait dit qu'elle ne pouvait plus lui dire bonjour le matin, alors qu'elle ne savait pas s'il serait encore là le soir. Je me souviens aussi de ces chefs de clinique que les mandarins envoyaient au front face à des familles démunies qui apprenaient parfois en même temps l'homosexualité de leur enfant et sa mort prochaine. Je me souviens de la communauté gay qui, en début d'épidémie, a manqué de solidarité, sans doute en raison de l'angoisse que la maladie suscitait.
Un jour, on a découvert le virus. La distance s'est installée entre les soignants et les malades. La réponse "c'est l'effet du rétrovirus sur votre système immunitaire" ne pouvait pas être satisfaisante lorsque la seule chose espérée était un traitement. Ce qui m'a particulièrement choqué, c'est la sortie des mandarins. Ils ont bien attendu d'avoir une explication à la maladie pour aller au contact des patients et des familles. Heureusement, l'absence de traitement a incité les opportunistes du sida à ne pas s'investir humainement dans les services de maladies infectieuses.
Il a fallu longtemps pour que les traitements arrivent. Les personnes infectées qui ont survécu aux infections opportunistes ont été désespérées par le délai entre la caractérisation du virus et la mise à la disposition des patients de traitement efficaces. Quatorze ans, c'est très long... Pour nombre d'entre nous, ce délai a été trop long. »
Carole S. : drogue contre fantasmes
« À la fin des années 1980, je suis tombée dans l'héroïne. Comme toute toxicomane, j'ai progressivement réduit mes relations sociales à mes compagnons de drogue. La médiatisation des premiers cas de sida ne nous a pas alertés. C'est plus ma famille et mes anciens amis qui ont pris conscience du risque lorsque l'expression "3 H" (homosexuels, Haïtiens, héroïnomanes) a été utilisée. Je ne sais pas vraiment si ma famille avait peur pour moi ou peur du risque que je leur faisais courir, puisqu'on ne connaissait pas les causes de la maladie et le mode de transmission.
Un jour, en 1986, à l'occasion d'une overdose, j'ai été admise aux urgences d'un hôpital parisien. On m'a fait, alors que j'étais inconsciente, un test de dépistage. Il s'est révélé positif. A chaque hospitalisation après le test, j'avais le droit à une grosse pastille rouge sur la porte de ma chambre. J'ai vu des aides-soignantes mettre des gants et un masque pour faire mon ménage. J'ai mangé avec des couverts en plastique. Tous les autres patients savaient que j'étais contaminée. Personne ne voulait m'approcher. Plus de dentiste, la salive aurait pu être contaminante. Pas de bises des membres de ma famille. Plus de vacances dans le midi avec mes parents par risque de transmission du virus par les moustiques. Heureusement, il me restait la drogue... J'ai commencé à comprendre qu'il me fallait l'arrêter quand mes meilleurs amis de galère sont morts.
J'ai ensuite trouvé un boulot et, pour mes nouvelles relations, j'ai choisi d'occulter le virus. Je ne voulais plus être stigmatisée. J'ai eu la chance d'être atteinte d'une forme d'infection qui a évolué très lentement. Aujourd'hui, je suis traitée et je n'ai pas de résistances ».
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