Drôle d’épidémie : le rire contagieux

Publié le 22/03/2006
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EN 1962, UNE DRÔLE d’épidémie a frappé la Tanzanie (1). Tout a commencé dans un pensionnat religieux pour jeunes filles, dans le village de Kashasha, près du lac Tanganyika. Au départ, quelques élèves ont commencé à rire, pour rien et de manière totalement incontrôlable. Rapidement, cet étrange accès d’hilarité s’est propagé à 95, puis à 159 élèves. Au bout de quelques jours, le phénomène avait pris une telle ampleur que le collège dut fermer ses portes et renvoyer les adolescentes chez elles. La mesure se révéla peu judicieuse : dix jours plus tard, la flambée de rire prenait dans plusieurs des villages où vivaient les collégiennes de Kashasha. Au cours des mois suivants, « l’épidémie » entraîna la fermeture de quatorze écoles. Elle s’étendit progressivement jusqu’aux rives du lac Victoria et traversa même la frontière pour se répandre en Ouganda. Et ce n’est qu’au bout de deux ans et demi, après la mise en quarantaine des villages « infectés », que cette invraisemblable hilarité contagieuse se calma enfin. Des enquêtes sanitaires ont permis d’exclure les hypothèses selon lesquelles des réactions toxiques ou infectieuses étaient à l’origine du phénomène. Une cause psychogénique et hystérique paraît plus probable.

Selon Robert Provine, neurobiologiste à l’université du Maryland et grand spécialiste mondial du rire en tant que phénomène biologique, cette histoire ne doit pas être considérée comme «une simple curiosité exotique». La haute contagiosité du rire est bien réelle. «N’avons-nous pas tous déjà vécu des formes atténuées d’épidémie de rire? Quand nous entendons rire, nous avons tendance à nous y mettre aussi, ce qui produit une réaction en chaîne qui peut gagner tout un groupe et susciter un crescendo de jovialité ou de plaisanteries.»

La boîte à rire.

Pour étudier les fondements biologiques de la contagion du rire, l’outil favori de Provine est sans nul doute la « boîte à rire ». Le chercheur possède une très vaste collection de ces petits gadgets qui diffusent un rire préenregistré lorsqu’on les actionne. Il avoue que lorsque l’un des modèles qu’il stocke dans son bureau se déclenche inopinément, il ne peut s’empêcher de rire. «Rien ne démontre avec plus d’efficacité le caractère contagieux du rire que la boîte à rire», affirme-t-il.

Un jour, Provine a déclenché une de ses boîtes à rire pendant un de ses très sérieux cours de neurobiologie. A sa grande satisfaction, sur les 128 étudiants présents dans l’amphithéâtre, 90 % ont souri et plus de la moitié ont ri. Pour lui, c’est bien la preuve que le son d’un rire peut, même hors de tout contexte humoristique, déclencher le rire chez la majorité des gens qui l’entendent.

Le neurobiologiste explique ce phénomène de «réplication comportementale» (terme préféré et préférable à celui de «contagion») par l’existence d’un détecteur de rires dans le cerveau humain. Ce détecteur serait un circuit neural qui réagit spécifiquement au rire. Son activation provoquerait la mise en route d’un second circuit neuronal, responsable quant à lui de la production du rire. La réplication du rire serait donc issue d’un système réflexe mettant en jeu le couplage de deux circuits nerveux respectivement impliqués dans la détection et dans la génération du comportement de rire.

Cette hypothèse, qui reste encore à démontrer, se fonde principalement sur le fait que des mécanismes très semblables semblent expliquer la propagation des bâillements (« le Quotidien » du 12 juin 2003) et peut-être aussi la réplication d’autres actes stéréotypés simples comme la toux ou les pleurs.

Cependant, si le mécanisme réflexe qui conduit à la propagation du rire est bien similaire à celui mis en jeu dans la transmission du bâillement, il semble a priori beaucoup moins efficace : s’il est très difficile de réprimer son envie de bâiller face à un bâilleur (y compris face à un film ou à une photographie présentant quelqu’un en train de bâiller), nous résistons assez facilement à l’effet théoriquement hilarant des rires préenregistrés introduits dans la bande-son de certaines émissions télévisées.

D’ailleurs, une étude (2) qui visait à identifier les structures cérébrales impliquées dans la perception de l’humour et dans le déclenchement du rire provoqué par les gags des séries télévisées humoristiques n’a pas mis en évidence la moindre différence entre les effets produits par un programme contenant des rires préenregistrés (« Seinfeld ») et ceux produits par une émission qui n’en contenait pas (« les Simpsons »).

La perception d’un gag.

L’utilisation de l’IRM fonctionnelle a montré que la perception d’un gag, qu’il soit accompagné d’un rire préenregistré ou non, entraîne l’activation des mêmes régions de l’hémisphère cérébral gauche (cortex temporal postérieur et cortex frontal inférieur). Quelques secondes après, l’insula et l’amygdale s’allument dans les deux hémisphères cérébraux et le téléspectateur rit. Ainsi, si le circuit de détection/production du rire proposé par Provine existe bien, son activité est (i) couverte par l’activation d’un circuit responsable de la détection de l’humour, ou (ii) invisible par IRM fonctionnelle.

Une autre hypothèse permettant d’expliquer la nature communicative du rire se fonde sur l’analyse des situations et des stimuli qui nous font rire : Provine et tous les autres scientifiques qui se sont penchés sur la question du rire s’accordent à dire que seulement 10 à 20 % de nos accès de rire sont déclenchés par un événement ou une réplique objectivement drôle. En écoutant les conversations des passants dans des lieux publics, les collaborateurs de Provine ont pu recenser les répliques qui font le plus souvent rire et, contre toute attente, le commentaire d’avant-rire le plus fréquent est : «A tout à l’heure» , suivi de près par «Tu en es sûr?». Au dire des scientifiques, le rire est en réalité le plus souvent provoqué par des événements inattendus ou incongrus, qu’ils soient amusants ou non. Or quoi de plus incongru qu’une boîte à rire qui se déclenche inopinément dans le bureau d’un professeur d’université ou qu’une personne prise d’un fou rire incontrôlable ? La surprise produite par ces situations anormales pourrait bien suffire à nous faire rire à notre tour.

Provine R., « Le Rire, sa vie, son oeuvre », 2003, éditions. Robert Laffont.
(1) Rankin A.M. et coll. « The Central African Journal of Medicine », 1963, vol. 9, pp. 167-170.
(2) Moran J.M. et coll., « Neuroimage », 2004, vol. 21, pp. 1055-1060.

> ÉLODIE BIET

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7925