DE NOTRE CORRESPONDANTE
CERTAINS patients poussent le nomadisme médical très loin. A Lille, une patiente a consulté soixante-neuf médecins, en l'espace de deux mois, pour obtenir, à chaque fois, une prescription de Stilnox et de Prozac. Les pharmaciens, n'ayant aucun moyen de connaître les prescriptions précédentes, ont honoré les ordonnances présentées par l'assurée. Au total, elle s'est donc fait remettre 8 190 comprimés de Stilnox, un hypnotique fréquemment prescrit pour les insomnies, et 7 336 comprimés de Prozac. De quoi tuer un régiment.
Les faits remontent à janvier 2002, mais ils n'ont été décelés que beaucoup plus tard, à l'occasion d'un contrôle « gros consommants » mené par la caisse primaire d'assurance-maladie. Devant cette consommation « hors normes », dixit la caisse, une vérification a été entreprise sur la pertinence de la prescription, et l'affaire a éclaté au grand jour, menant en janvier 2004 à un dépôt de plainte auprès du tribunal de grande instance de Lille.
Plainte irrecevable.
Mais, avec la généralisation de l'informatique, on s'étonne qu'un tel délai se soit écoulé entre ces consultations répétées et la découverte du pot aux roses par la caisse primaire de Lille. « A l'heure actuelle, le système informatique ne nous permet pas de déceler immédiatement ce genre de fraude, explique son directeur, Antoine Chataigner. Les médecins consultés n'avaient pas connaissance des consultations précédentes ; quant aux pharmaciens, ils n'avaient aucune raison de ne pas honorer une ordonnance. Les officines ne sont pas reliées entre elles au niveau informatique et n'ont pas de moyen de recouper les informations sur les délivrances. »
La patiente disposait d'une mutuelle qui prenait en charge le tiers payant et n'avait donc aucune somme à avancer et aucune raison de se priver dans sa quête compulsive de tranquillisants. On peut quand même s'étonner de ce que l'assurance complémentaire de la patiente ait réglé les factures de tiers payant aux pharmaciens sans sourciller non plus. La moitié du stock de comprimés a été retrouvée au domicile de la patiente, ce qui semble écarter la thèse d'un éventuel trafic.
Le procureur de la République de Lille, saisi de l'affaire, a décidé, en tout cas, de ne pas donner suite, jugeant que l'infraction n'était pas constituée.
« La CPAM porte plainte pour escroquerie, mais la personne n'a fait aucun faux en ordonnance et aucune fausse déclaration. Nous ne pouvons donc pas la poursuivre pénalement, explique Philippe Lemaire. Nous nous trouvons face à une personne qui obtient assez facilement des médicaments en quantité démesurée. Le cas relève plus à mon sens d'une sorte de toxicomanie, ou d'un trouble obsessionnel compulsif, que d'une manœuvre frauduleuse. En France, aucune loi n'interdit de consulter vingt médecins dans la journée. Cette personne n'est pas délinquante, elle est malade. Et l'on ne peut pas reprocher pénalement à un malade mental d'être malade. »
Pour le procureur, le préjudice provient d'un dysfonctionnement de la caisse d'assurance-maladie, et la plainte est irrecevable. L'action de la justice se limitera à une convocation de la patiente devant un délégué du procureur pour un rappel à l'ordre et une invitation à se faire soigner.
Une position qui, on s'en doute, ne satisfait pas les responsables de la Cpam de Lille. « Nous sommes face à un dossier atypique. Le préjudice est considérable, et il est inacceptable que la société ait à supporter ce genre de comportement », estime Antoine Chataigner.
Faute de suites pénales, il envisage une action en recouvrement pour percevoir les sommes indûment perçues (qui se monteraient à 9 000 euros environ) et attend avec impatience l'installation prochaine de la Commission des pénalités - dont la création est prévue par la réforme de l'assurance-maladie dans chaque caisse - afin de traiter ce genre d'affaires.
Une dizaine d'autres dossiers de ce type seraient en attente, selon les responsables de la caisse locale. « Il faut que les gens paient pour leurs fautes », résume le directeur de la caisse lilloise, qui annonce un renforcement des contrôles dans les mois à venir
En attendant, l'affaire a provoqué quelque émoi dans le landernau médical lillois. « En tant qu'assuré social, je bondis lorsque j'entends des choses pareilles », s'insurge le Dr Yves Dablemont, président de la Csmf du Nord. Il est lamentable que la caisse mette autant de temps pour dépister de telles affaires. Je me pose de sérieuses questions sur le système de surveillance des Cpam. La Sécurité sociale passe son temps à vérifier ce que font les médecins, elle pourrait peut-être s'intéresser à ce que font les patients. A l'heure où l'on nous parle sans cesse d'économies de santé, la démonstration est faite que leur système n'est pas fiable et que les caisses sont des payeurs aveugles. »
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