LA SANTE EN LIBRAIRIE
«C 'EST un travers commun aux esprits enserrés étroitement dans des études spéciales, de ne se soucier que du moment actuel, du point de l'utilité présente (...) sans soupçonner jamais les liaisons de chaque science avec l'ensemble de la connaissance, avec le passé », disait Emile Littré, cité par Jacques Poirier et Françoise Salaün dans leur livre « Médecin ou malade ? ». Et c'est résolument que Jacques Poirier déborde des « études spéciales » qui sont initialement les siennes, soit la neuropathologie, pour opérer, en compagnie de l'historienne Françoise Salaün, des incursions dans le monde de la médecine, des malades et de la santé de la fin du XVIIIe siècle à nos jours.
Les deux auteurs, ce faisant, n'hésitent pas à abolir bien des frontières : tout d'abord celle qui, traditionnellement, oppose les travaux de médecins et d'historiens en matière d'histoire de la médecine. En effet, comme le soulignent les deux auteurs, l'histoire de la médecine, en restant longtemps « le domaine réservé des médecins », s'y est volontiers transformée en histoire « des progrès de la médecine ». Les historiens, qui ont fini par intervenir, ainsi d'ailleurs que les philosophes, sur l'histoire de la médecine, l'ont replacée dans son contexte social, politique, culturel. Dès leur introduction, les deux auteurs exposent clairement leur intention de ne mettre à l'écart de leur étude historique ni les sciences, ni les techniques, ni la santé, ni le social, ni la politique, ni les mentalités, ni la philosophie de la médecine, ni l'éthique, ni le droit, ni l'ethnologie, ni la sociologie, car les médecins, les malades et les maladies ne sauraient résumer l'histoire de la médecine.
Il est une autre frontière qui importe suffisamment au médecin et à l'historienne pour qu'ils l'aient évoquée dans leur titre, un peu mystérieux au départ : « Médecin ou malade ?» Ils estiment en effet que les points de vue de ces deux personnages sont « généralement différents, voire opposés » et que « le discours prédominant sur la maladie, mais également sur la santé, est encore aujourd'hui celui des médecins ». Ils se sont donc efforcés d'intégrer, « chaque fois que cela (leur) a été possible le point de vue du malade sur les questions traitées ».
De tels préalables ne pouvaient que déboucher sur la diversité : diversité des thèmes traités, diversité des modes d'abord de ces thèmes, diversité des données, diversité de proportion entre exposé des faits et réflexion personnelle des auteurs, voire diversité de ton. Fidèles à leur titre, les auteurs ont rangé les « grains de savoir » qu'ils ont choisis dans une matière foisonnante en trois grands groupes selon que le point de vue dominant est celui des médecins, celui des malades ou... celui des deux. C'est ainsi que l'on trouve sans surprise excessive l'Ecole de Paris, la révolution pastorienne ou la médecine républicaine dans la première partie, qui s'ouvre par ailleurs avec un chapitre plus inattendu sur la profession médicale : en quelques pages sont résumés clairement deux siècles de réformes de la profession et les positions défendues par les différents syndicats, le passage du bon malade et « du bon médecin à l'accréditation des établissements de santé », et la féminisation progressive de la profession.
Tout aussi percutants sont les chapitres sur la formation des médecins, sur les examens complémentaires ou l'exception dentaire ; les prises de position radicales d'hier ou d'aujourd'hui prennent sous les coups de projecteur des auteurs un petit air volontiers un peu dérisoire, tandis que les transformations ou les choix perdent le caractère d'évidence aveuglante qu'ils n'ont en fait que pour ceux qui ont le nez dessus. Ainsi la « pédagocratie triomphante » des années qui ont suivi 1968 apparaît-elle bien vaine en des temps de sélection féroce ou d'Internet invasif ; et « l'exception dentaire », qui écarte les dents de « l'art de guérir » commun, révèle tout son illogisme.
Souffrir, mourir, guérir
Si, « du côté des médecins, mieux vaut souffrir que mourir », « du côté des malades, mieux vaut guérir que souffrir ». La douleur arrive donc rapidement dans la deuxième partie du livre, juste après les grands fléaux dont la médecine a quelque peu changé la répartition, et juste avant la parole des malades dont la montée en puissance est bien récente, mais solidement amorcée. Le léger parfum d'ironie qui s'échappe de nombreux chapitres se retrouve en particulier quand les auteurs se refusent finalement à démêler médecine populaire, vulgarisation médicale et charlatanisme, ou quand ils décrivent le glissement de l'hygiénisme d'antan au principe de précaution.
C'est entre savoir et pouvoir, à répartir aussi harmonieusement que possible entre malades et médecins, que navigue la troisième partie. L'épilogue, qui se hasarde prudemment vers le futur, surprendra moins le lecteur que le passé éclairé par le reste de l'ouvrage : les auteurs ne nous promettent « rien de vraiment nouveau » pour les années à venir : médicalisation croissante de la vie, perfectionnements techniques et accumulation de nouvelles connaissances, affirmation de l'hégémonie des Etats-Unis, expansion des médecines douces, poids croissant des contraintes économiques... C'est dans le seul « domaine de l'information » que l'on peut utiliser le terme de révolution, pour les malades comme pour les médecins.
« Médecin ou malade ? », de Jacques Poirier et de Françoise Salaün, Masson, 321 pages, 159 F, 24,24 [219] .
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature