SOUS L’EFFET des affaires (principalement la crise du sang contaminé, l’hormone de croissance et le risque de transmission humaine de l’encéphalopathie spongiforme bovine), l’élévation constante du niveau de sécurité a conduit à un durcissement général des normes. Pour la plupart des risques, les seuils d’alerte ont été abaissés. Mais, parfois, cette tendance à la « sévérisation » s’accomplit plus sous l’effet de la pression médiatique qu’en application d’une démarche et de principes scientifiques. Un rapport de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (publié le 15 février dernier) n’hésite pas à stigmatiser «la diabolisation d’éléments d’une manière qui s’apparente véritablement au fétichisme et non pas à l’application de règles objectives».
Parmi les exemples d’incohérence, le dossier des nitrates. C’est la survenue d’un nombre élevé de cas de méthémoglobinémie, aux Etats-Unis, dans les années 1950, qui donna l’alerte sur les risques de concentration élevée de nitrates dans l’eau utilisée pour la préparation des biberons. Un comité d’experts conjoints OMS-FAO décida alors de fixer la DJA (dose journalière admissible) à 5 mg par kilo de poids corporel, soit 350 mg pour une personne de 70 kg. Faisant entrer la quantité de nitrates issue de la consommation de légumes, le seuil fut fixé à 100 mg par litre. Pour tenir compte des risques spécifiques encourus par les femmes enceintes et les nourrissons, la réglementation européenne décida de fixer à 50 mg/l la concentration maximale pour qu’une eau soit potable.
Or c’est scientifiquement non fondé, affirme le Pr Marian Apfelbaum (CHU Bichat) : «Les deux seuils (5 mg par kilo de poids corporel et 50 mg par litre d’eau de boisson) semblent animés d’une vie sociale propre. Les données récentes sur l’innocuité des nitrates chez l’homme et l’animal d’expérience n’y changent rien. Pourquoi? Les experts constituant les comités sont à l’évidence parfaitement informés. Et ils ne conseillent pas de supprimer la DJA et le seuil de potabilité qui en découle, parce qu’ils ne peuvent pas le faire. Imaginons que, demain, ils annoncent que “l’eau est potable, quelle que soit la concentration des nitrates qu’elle contient” et encore “qu’une feuille de laitue de 25 g contient autant de nitrates qu’un litre d’eau prétendument dangereuse”, vous imaginez le tollé! Donc, il faut persévérer dans l’être et continuer à faire comme si l’eau contenant plus de 50mg par litre était à peine potable et celle à plus de 100mg par litre pas potable du tout. Même si le contraire est scientifiquement démontré!»
Des valeurs qui varient de 1 à 3 000.
La même situation de blocage est observée pour la fixation d’un seuil unique de pesticides dans l’eau. Ce choix européen est sans équivalent aucun dans le monde. L’OMS a déterminé pas moins de 40 valeurs guides (VG) différentes, adaptées aux différentes molécules. Le rapport entre la VG européenne et les VG internationales varie de 1 à 3 000. L’Agence américaine de protection de l’environnement a fixé les seuils de l’alachlore, de l’atrazine et de la simazine, trois herbicides, à respectivement 2 g/l, 3 g/l et 17 g/l, soit à un niveau de 20 à 170 fois plus élevé que la norme européenne ! Comme le déplore le Pr Philippe Hartemann (faculté de Nancy), «on pouvait fixer une norme de 0,1g/l par précaution, quand les connaissances scientifiques étaient encore limitées, mais, à partir du moment où l’on connaît mieux, il faudrait accepter de réviser les seuils. Or il n’en est rien».
S’il est un dossier où la notion de norme scientifique est particulièrement sujette à caution, c’est bien celui de la dioxine, ou plutôt des dioxines : si le mot dioxine produit son effet médiatique assuré, cette terminologie est dépourvue de signification scientifique précise : les dioxines se répartissent en effet en deux catégories qui regroupent pas moins de 200 molécules différentes. Les toxicologues évaluent à 17 le nombre des dioxines toxiques. Et le rapport de l’office parlementaire cite Roselyne Bachelot, alors ministre de l’Ecologie et du Développement durable, lors de son audition en juin 2003 : «De nombreuses incertitudes affectent les résultats concernant le paramètre “dioxines” (peu de mesures d’émission, comportement des substances dans l’environnement, relation dose-réponse) . Malgré leur plausibilité et leur cohérence (référentiels environnementaux et autres études) , ces résultats sont donc à considérer prudemment.» La France a, quoi qu’il en soit, accepté l’argumentation de « sévérisation » au niveau communautaire pour s’aligner sur les pays européens voisins pour la norme dioxines. En attendant de nouveaux alignements sur de nouvelles normes édictées sous d’autres horizons de la réglementation sanitaire.
Hiérarchiser les risques.
Un dernier exemple est fourni par le problème du plomb dans l’eau. Il y a une vingtaine d’années, une norme a été fixée à 10 g/l, ce qui a entraîné la suppression de toutes les canalisations en plomb. Ainsi que le note le Pr Claude Boudene, membre de l’Académie de médecine, «cette fixation relève plus de l’application du principe de précaution, d’ailleurs désormais reconnu par la Communauté européenne, dans le but, fort louable, d’assurer un maximum de sécurité au consommateur. Toutefois, poursuit le toxicologue, si cette application mérite d’être poussée à l’extrême dans le cas où le dossier d’une substance nouvelle est notoirement insuffisant et ne permet pas une évaluation satisfaisante du risque, elle doit être pleinement raisonnée dans le cas d’un toxique ayant déjà fait l’objet de nombreux travaux publiés et reconnus par diverses instances scientifiques. Dans ce cas, la méthodologie utilisée pour cette évaluation doit être discutée de manière approfondie, sur la base des données acquises, et ne pas céder à des pulsions sentimentales du moment. A un certain stade se pose en effet le problème d’une hiérarchisation des risques qui doit obligatoirement tenir compte du coût de l’application de telles mesures dont le bénéfice pour la santé publique n’aura pas été clairement démontré.»
Plutôt que la suppression des canalisations en plomb, qui n’exclut pas, de toute façon, le risque de plombémie hydrique (il existe des contaminations supérieures à 10 g/l en l’absence de plomb dans les canalisations), des experts comme le Pr P.-H. Bourrelier (Académie des sciences) préconisent «une politique ciblée et modulée, en surveillant quelques produits (batteries, installations industrielles des deux siècles passés, peintures dans les habitations insalubres, décharges sauvages et zones géologiques acides) », en assurant qu’elle serait, «de loin, beaucoup plus efficace». Le débat sur les seuils a encore de beaux jours devant lui.
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