ET SI L'HOPITAL devenait lieu de partage ? C'est le souhait de l'association Art et culture qui, depuis deux ans, organise des événements culturels au sein du centre dijonnais de lutte contre le cancer Georges-François-Leclerc. En s'emparant du « superflu (ou jugé comme tel) devenu indispensable », elle fait de l'inutile une « force de vie ». D'accessoire, elle le rend nécessaire. Il y a quelques jours, elle a inauguré sa 18e exposition, celle du sculpteur nigérian Adewuyi Kehinde Ken, plus brièvement dénommé Kenny. Art et culture souhaite, avec ces « sculptures qui parlent », œuvres on ne peut plus fortes, voire engagées, qu'un échange s'instaure, un partage des « dialogues intérieurs », ces « dialogues silencieux entre l'œuvre et celui qui la regarde, secrets, enfouis, inexprimés, marqués du sceau de la vie de chacun ».
Les tragédies de l'Afrique.
Kenny a 45 ans, il vit à Kaduna, au nord du Nigeria. Il puise son inspiration dans les misères et les tragédies de l'Afrique des dernières décennies : malnutrition, sida, injustices, exclusions, instabilité politique et génocides. « L'art est un moyen universel permettant de dire au monde ses sentiments sur les événements dont on a été témoin. » Après avoir suivi des études académiques au Nigeria, il a effectué ses propres recherches et, comme Picasso, dit le Pr Jean-Claude Horiot, directeur du centre, « il ne s'est pas contenté de chercher, il a trouvé ». Kenny ne se reconnaît aucune influence mais ses œuvres sont immédiatement reconnaissables. « J'ai essayé à maintes reprises d'échapper à une inspiration aussi sombre. Mais, inéluctablement, j'ai été rattrapé par ces idées parce qu'elles sont la réalité de la vie et que les fuir eut été une trahison. »
Ses personnages, hommes et femmes, aux membres inférieurs démesurés, sont comme ancrés au sol qui supporte le poids de leurs corps douloureux. « Ce pied évoque la tristesse et l'accablement de l'être par des souffrances sans issue, tandis que la tête minuscule témoigne de la réduction de l'individu à une chose insignifiante et méprisable. A force d'être bafouée ou niée, la pensée se retire de la tête de l'homme qui souffre. L'humanité oubliée ne peut plus alors trouver en elle-même les ressources de sa guérison. Il lui faudrait (...) le regard et la reconnaissance des autres. »
Des paroles lourdes de sens, elles aussi, comme ses créations, qui prennent une place toute spéciale dans un hôpital. Ces bronzes, d'abord moulés dans de la glaise, ne sont pas polis, conservant ainsi leur grain d'origine. « On sent que cette sculpture est née de la terre », note le Pr Horiot.
Jusqu'à Noël, les 18 œuvres de Kenny seront exposées là, au regard des patients, des visiteurs et du personnel hospitalier. Dispersées au gré du hasard dans chaque hall de l'hôpital, personne ne pourra les manquer. Parfois le hasard fait d'ailleurs bien les choses et place « Come to my aid » (viens à mon secours) en salle d'attente de mammographie et « It takes time » (cela prend du temps) devant la salle de radiothérapie.
Trafic de sentiments.
« Too hard to bear » (trop dur à supporter), « Not again » (plus jamais), « Suffering in silence » (souffrir en silence). Les intitulés des œuvres expriment souvent la souffrance. « Bien sûr, ils ne s'adressent pas directement aux patients ! », assure Nicole Sauder, responsable d'Art et Culture. La direction assume totalement le choix un peu risqué de ces œuvres qui pourraient déranger. « Nous avons déjà exposé des choses plus édulcorées, se souvient Nicole Sauder. Et parfois, les réactions sont surprenantes. Nous avions affiché le poster d'un cheval dans une salle d'attente et, un jour, un patient nous a avoué que cette image, que nous pensions apaisante, le stressait violemment, qu'il entendait le galop dans sa tête ! »« C'est certain, affirme une patiente, ça interpelle, ça choque même. Mais ça va mûrir aussi. » C'est bien ce que souhaitent les membres d'Art et culture. « Qu'est-ce que l'artiste a voulu dire ? », s'interroge une dame devant « Had I Known » (si j'avais su). Kenny laisse chacun donner sa propre interprétation. « L'homme croit être parfait mais il ne l'est pas et commet des erreurs », traduit-il simplement.
« Il ne faut plus que le dialogue soit oublié, enterré », insiste le Pr Horiot. Alors, pour prolonger l'échange, les organisateurs de l'exposition de Kenny ont conçu un questionnaire à l'attention de tous les visiteurs de l'exposition, disponible aux points d'accueil de l'hôpital. Les questions vont droit au but, droit aux émotions, aux sentiments même. Les personnes interrogées sont invitées à décrire précisément et honnêtement leurs impressions sur ces sculptures. « Gêne », « bienveillance », « tristesse », « inquiétude », « soulagement », « accablement », « indifférence », « mépris », la palette des sentiments sollicités est vaste. Les organisateurs de l'exposition sont prêts à tout entendre et cherchent à savoir si le spectateur voit dans cette œuvre « une vision de l'humanité, de l'actualité », ou bien s'il y projette une part plus personnelle, un « événement de sa vie, son vécu actuel ».
L'accord avec la Drac.
L'agence régionale de l'hospitalisation (ARH) de Bourgogne a signé en novembre 2001 la convention de développement culturel en milieu hospitalier avec la direction régionale des Affaires culturelles (Drac) de la région. Le centre Leclerc avait alors monté son équipe de neuf salariés et cinq bénévoles.
Et pourtant, la Drac semble n'avoir pas été convaincue de la pertinence des projets de l'association, qu'elle n'a encore jamais soutenus. Et pourtant, le directeur de l'établissement se félicite d'avoir pris la bonne direction. « Les retours des patients sont très positifs. Certains nous ont déjà dit s'être demandé en entrant s'ils ne s'étaient pas trompés, parce que cela ne ressemble pas à un hôpital. Et quand, devant la nudité des murs et des vitrines entre les deux premières expositions, le personnel du centre s'est exclamé "Que c'est vide et triste !" , nous avons compris que nous étions sur la bonne voie. »
Art et culture ne prétend pas vouloir imposer l'art à l'hôpital, elle a d'ailleurs choisi cette formule interactive qui laisse aux personnes la possibilité de profiter ou pas des événements culturels proposés. « C'est à eux de venir, à leur rythme. Notre ambition est simple, apporter un peu de vie dans un endroit qui est associé, du moins au début, à un moment douloureux. »
Qu'est-ce que la vie ? « Tout ce qui hors de l'hôpital, estime le Pr Horiot. Nous cherchons à ouvrir une porte sur l'extérieur. C'est comme lorsque nous incitons nos patients à ne pas porter leur pyjama toute la journée. » Une conception de l'interactivité que ne semblerait pas totalement partager la Drac bourguignonne. « La majorité des patients vient ici pour des courts séjours. Il faut donc adapter les événements culturels selon ce paramètre et les expositions, en cela, sont idéales. » Les malades, leurs accompagnants et leurs soignants pourront observer, côtoyer et se familiariser avec les sculptures de Kenny jusqu'au 23 décembre et échanger, à travers elles, quelques parcelles de leurs vies.
Adewuyi Kehinde Ken, « Echanges de dialogues intérieurs », centre Georges-François-Leclerc, 1, rue Pr-Marion, Dijon. Jusqu'au 23 décembre 2004, du lundi au vendredi.
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