L'EVENEMENT
C'est avec les travaux d'un moine tchèque, le célèbre Gregor Mendel, que la génétique moderne est née. Grâce à de rigoureuses observations menées sur les pois (Pisum sativum), il établit dès 1866 les premières lois de l'hérédité. Les résultats de Mendel impliquaient l'existence d'éléments autonomes et reproductibles, qui permettaient la transmission des caractères héréditaires de génération en génération. La caractérisation chimique et structurale de ces particules, les gènes, nécessitèrent plus d'un siècle d'efforts et la participation de scientifiques appartenant à tous les domaines des sciences expérimentales.
Un précurseur nommé Miescher
Cette épopée scientifique démarre grâce à un physiologiste et chimiste suisse contemporain de Mendel, Friedrich Miescher : il découvre en 1869 une nouvelle substance biologique qui n'est autre que l'ADN. Il est alors à peine âgé de 25 ans et le contexte scientifique de l'époque ne lui permet pas de mesurer l'importance de cette fabuleuse découverte.
Après avoir obtenu son doctorat de médecine, Miescher s'est lancé dans la recherche en histochimie dans le laboratoire d'un célèbre chimiste, Hoppe-Seyler. Il a pour tâche d'étudier les constituants des cellules lymphoïdes contenues par le pus humain. La mise au point de procédures de fractionnement très sophistiquées pour l'époque le conduit à isoler un précipité qui ne possède aucune des propriétés caractérisant les protéines. Il réussit à établir que la substance qu'il vient d'isoler provient du noyau des cellules et qu'elle est très riche en phosphore. Il nomme alors cette substance « nucléine ». Le compte-rendu de cette découverte est rédigé dès 1869, mais Hoppe-Seyler, sceptique, décide de repousser sa publication pour procéder à certaines vérifications. Le manuscrit est finalement publié en 1871.
Miescher poursuit l'étude de la nucléine à l'université de Bâle, où il a obtenu un poste d'enseignant. Il découvre alors que la substance nucléaire comprend deux composants, une protéine qu'il nomme « protamine » et une nouvelle entité chimique que son étudiant Richard Altmann appelle « acide nucléique ». Par ailleurs, Miescher réussit à définir un grand nombre des propriétés chimiques et physiques de la nucléine ainsi que sa formule empirique.
Le plasma germinal
Les chimistes qui reprennent ses travaux confirment que la nucléine est bien d'une nature différente de celle des protéines et qu'elle n'est pas non plus semblable aux autres substances riches en phosphore, telle que la lécithine, retrouvées dans les organismes vivants. De la nucléine peut être mise en évidence chez de nombreuses espèces et l'on constate avec stupeur que cette substance est identique chez toutes les espèces étudiées, qu'elles soient végétales ou animales, vertébrées ou invertébrées.
C'est à la même époque que les biologistes cellulaires ont l'intuition que les chromosomes, ces bâtonnets facilement colorables observés en 1873 par Walther Flemming dans le noyau des cellules, sont peut-être les particules permettant la transmission des caractères héréditaire. Cette thèse est officialisée par Walter Sutton et Theodor Boveri au tout début du XXe siècle, puis en 1910, par les travaux de Thomas Morgan sur la mouche drosophile. Cependant, dès les années 1880, de nombreux chercheurs en sont déjà venus à la conclusion que la chromatine, « la substance des chromosomes », satisfait tous les critères permettant de la reconnaître comme étant le « plasma germinal ». Et le cytologiste Eduard Zacharias observe que la chromatine possède les mêmes propriétés que la nucléine.
Chromatine et nucléine
L'existence d'un lien entre le phénomène de l'hérédité et la substance découverte par Miescher commence donc à se matérialiser dans l'esprit de certains chercheurs. C'est ainsi qu'au tournant du siècle l'embryologiste américain Edmund Wilson écrit dans son célèbre ouvrage « The Cell » (deuxième édition, 1900) : « La chromatine n'est probablement rien d'autre que la nucléine (...) . Les données relatives à la maturation, à la fécondation et à la division cellulaire soutiennent l'idée que la substance nucléaire, et surtout la chromatine, est un facteur déterminant de l'hérédité. »
Cette hypothèse donne lieu à controverses : pour de nombreux savants, la nucléine est une substance chimiquement trop simple pour rendre compte de l'architecture extrêmement complexe du plasma germinal.
Dans les années 1900, les efforts de Albrecht Kossel et de Phoebus Levene permettent d'élucider la composition chimique de l'acide nucléique : cette entité contient du phosphate, un sucre, le désoxyribose, et quatre bases, deux purines (la guanine et l'adénine) et deux pyrimidines (la cytosine et la thymine).
Bien que ce résultat soit admis par tous dès 1910, il se passe deux décennies avant que de réels progrès dans la compréhension de la structure et des fonctions de l'ADN ne soient à nouveau accomplis. Pendant ces vingt années, il est supposé que les quatre bases sont présentes en quantité égale dans les molécules d'acide nucléique et que ces molécules ont une taille assez petite, d'un poids moléculaire de 1 500 Dalton.
Une molécule trop simple ?
Cette conception de la chimie de l'ADN renforce l'idée que, du fait de sa taille et sa simplicité, cette molécule ne peut pas avoir un rôle central dans le phénomène de l'hérédité. Les grosses molécules protéiques composées par vingt acides aminés offrent en revanche des possibilités illimitées de combinaisons. Par ailleurs, les techniques de coloration utilisées par les cytologistes ne permettent alors l'observation de la chromatine que durant une courte période du cycle cellulaire : les chromosomes semblent se désintégrer en une masse granulaire diffuse et peu coloriable au cours de la division cellulaire. Tout se passe comme si l'acide nucléique apparaissait et disparaissait selon les différentes phases du cycle cellulaire. En 1916, William Bateson, qui a forgé le terme de « génétique » pour désigner les sciences traitant de l'hérédité, déclare : « La supposition que les particules de chromatine, indistinctes les unes des autres et en fait reconnues homogènes selon tous les tests réalisés à ce jour, pourraient, par leur nature matérielle, conférer toutes les propriétés de la vie, dépasse les bornes du matérialisme le plus convaincant. »
L'avènement de la chimie des polymères
Dans les années 1930, l'avènement de la chimie des polymères permet enfin la réalisation de nouveaux progrès dans la connaissance de l'ADN, grâce à la mise en place de moyens techniques nouveaux (ultracentrifugation, filtration, spectrométrie...). Caspersson et d'autres chercheurs mesurent à nouveau le poids moléculaire de l'ADN et celui-ci se révèle de l'ordre du million de Daltons, et non pas de 1 500 Daltons comme cela était admis jusque-là. Les molécules d'acides nucléiques sont donc beaucoup plus grosses que les protéines.
Ainsi, l'une des objections majeures à la théorie selon laquelle l'ADN est la molécule permettant la transmission des caractères héréditaires vient de tomber. Cependant, il faut encore démontrer que l'ADN pur porte bien une information. C'est le travail qu'accomplissent Oswald Avery et ses collaborateurs en poursuivant des expériences commencées par Fred Griffith en 1928.
Le « facteur transformant »
Griffith a mis en évidence l'existence d'un « facteur transformant » libéré par des bactéries mortes et capables de transmettre des informations génétiques à d'autres bactéries vivantes. La nature biochimique du facteur mis en évidence par Griffith est finalement élucidée en 1944 par Avery, McLeod et McCarthy. La caractérisation du facteur transformant leur prend dix ans et les conduit à montrer que ce facteur est l'ADN. Une seconde publication, datée de 1952 et signée par Alfred Hershey et Martha Chase, est nécessaire pour que la communauté scientifique soit entièrement convaincue de l'importance de l'ADN dans la transmission génétique des caractères.
Pourtant, dès qu'Avery publie ses résultats, Erwin Chargaff, un biochimiste spécialisé dans l'étude des lipoprotéines, comprend que l'ADN occupe une place centrale dans les mécanismes héréditaires. Il décide donc d'abandonner ses recherches en cours pour se consacrer à l'étude des acides nucléiques. Son travail le mène à la publication, en 1950, d'une étude sur le contenu en bases azotées de l'ADN chez diverses espèces. Il y montre que le rapport A+T/C+G est variable selon les espèces, mais constant pour tous les membres d'une espèce donnée. L'ADN est donc porteur d'une certaine spécificité : cette molécule ne possédant pas une structure monotone, elle est bien susceptible de contenir une information.
Le support de l'information génétique
Ces travaux contribuent à répandre l'idée que l'ADN peut être la molécule support de l'information génétique. De plus, Chargaff montre que le rapport C/G ou A/T est constant et égal à un chez toutes les espèces étudiées. Cette dernière observation sera déterminante pour l'élaboration du modèle de la structure de l'ADN par Watson et Crick quelques années plus tard.
Bien que la composition chimique de l'ADN soit alors connue de manière assez précise, il faut encore découvrir comment les phosphates, les sucres et les bases sont liés les uns aux autres. Des données sur la structure de cette molécule complexe peuvent sûrement permettre de comprendre comment elle mène à bien ses fonctions génétiques. Trois laboratoires sont sur cette piste : celui de Linus Pauling en Californie, celui de Maurice Wilkins à Londres et celui de James Watson et Francis Crick à Cambridge.
Linus Pauling a découvert la structure en hélice alpha de certaines séquences protéiques et ses travaux sur l'ADN le conduisent à publier, en 1953, un article dans lequel il rapporte ses conclusions concernant la structure de l'ADN : pour lui, la molécule est composée de trois chaînes de riboses phosphate s'enroulant étroitement l'une autour de l'autre.
Le rôle clé de Rosalind Franklin
On peut supposer que Pauling n'aurait jamais proposé ce modèle totalement erroné s'il avait eu accès aux résultats de Rosalind Franklin. Cette jeune Anglaise travaille dans le laboratoire de Maurice Wilkins. Elle produit les clichés de diffraction aux rayons X de l'ADN qui vont permettre à Watson et Crick de proposer leur modèle. Ces clichés montrent en effet de manière claire que l'ADN est une double hélice.
Rosalind Franklin ne sut probablement jamais que Watson et Crick avaient eu connaissances de ses résultats. Car c'est Wilkins qui avait innocemment montré les résultats de sa collaboratrice à Watson, alors en visite dans le laboratoire londonien.
Pour construire leur modèle, Watson et Crick utilisent toutes les données cristallographiques et biochimiques alors disponibles. Ils s'aident de maquettes en tôle des différentes molécules entrant dans la composition de l'ADN. Leurs efforts aboutissent à la construction d'un modèle qui regroupe l'ensemble des données accumulées depuis Miescher : l'ADN est composé de deux brins constitués des groupements phosphates et des sucres formant une double hélice dans laquelle les orientations de chacun des brins étaient opposées. Sur les sucres de chacun des deux brins sont liées les bases azotées, et chaque base d'un brin est maintenue en vis-à-vis d'une base de l'autre brin par des liaisons hydrogènes. Une cytosine fait toujours face à une guanine et une adénine à une thymine. Cette structure permet de comprendre comment, grâce au système d'appariement des bases, la molécule peut se répliquer de manière fidèle au cours des divisions cellulaires. Le code permettant à la molécule de délivrer une information sera découvert en 1961 par Marshall Nirenberg et Heinrich Mattaei.
Le modèle de la double hélice, aujourd'hui connu de tous, est publié dans le prestigieux magazine « Nature » le 25 avril 1953, quatre-vingt-quatre ans après la découverte de Miescher.
Crick, Watson, et Wilkins reçoivent en 1962 le prix Nobel pour ce travail, qualifiée par Peter Medawar de « la plus grande réussite scientifique de notre siècle ». Rosalind Franklin aurait-elle été associée à ce prix si la maladie ne l'avait prématurément emportée en 1958 ? Nous pouvons juste l'espérer.
Ernst Mayr, « Histoire de la biologie », éd. Fayard.
Alain Bernot et Olivier Alibert, « Histoire de la biologie moléculaire », http://www.genoscope.cns.fr/externe/HistoireBM.
Martin Brookes, « Tout ce que vous vouliez savoir sur la génétique », éd. Le Prés Aux Clercs.
De l'importance d'appartenir à un laboratoire influent
En 1944, Avery, McLeod et McCarthy prouvent que l'ADN est la molécule permettant la transmission des caractères génétiques. Cette découverte est à l'époque suffisamment extraordinaire pour qu'il faille qu'elle soit étayée par des arguments indiscutables. Avery et ses collègues ont donc réalisé leurs analyses avec un soin particulièrement méticuleux et tous les contrôles alors disponibles ont été effectués. Malgré toutes ces précautions, leur travail ne suffit pas à convaincre l'ensemble de la communauté scientifique quant à la fonction de l'ADN dans la transmission de l'hérédité. En 1952, Hershey et Chase confirmèrent le résultat publié par Avery. Bien que leur expérience soit plus grossière que celle d'Avery, son impact est au moins aussi important. Cette injustice est en partie due au fait que Hershey et Chase appartiennent au fameux « Groupe du phage », un laboratoire dans lequel on étudie les bactériophages et qui comprend alors les scientifiques les plus influents dans le domaine de la biologie moléculaire.
Avant l'ADN et les gènes, les « gemmules » de Darwin
Pour les contemporains de Mendel, l'hérédité relève d'une sorte de mélange : on pense que l'apparence d'un enfant résulte d'une synthèse approximative des caractères physiques de ses parents. Selon Darwin, chaque organe du corps produit des particules, les « gemmules », qui sont transportées par le sang jusqu'aux organes reproducteurs. Les gemmules des deux parents se mélangent au moment de la fécondation.
Cette théorie est réfutée par une expérience menée par Galton : il transfuse le sang d'un lapin noir à un lapin blanc et observe la descendance du lapin blanc transfusé. Selon la théorie de Darwin, les petits auraient dû avoir une fourrure noire, mais ce n'est évidemment pas le cas.
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