COMMENT, EXERÇANT la médecine, se retrouve-t-on un beau jour à fouler les moquettes épaisses du palais Bourbon, passant des urgences hospitalières au crépitement des questions orales et des tournées de visites aux auditions d'experts en réunions de commissions ? Autant de parcours que de médecins-députés, bien sûr. Mais, sur les huit élus interrogés par « le Quotidien », soit un bon quart des 31 médecins qui siègent à l'Assemblée, la vocation initiale était la médecine. Et quand on leur demande quelle est aujourd'hui leur profession, tous répondent en chœur et sans hésiter : médecin !
La plupart, évidemment, ont très tôt pratiqué le mélange des genres. Alain Marty (UMP, Moselle) reconnaît s'être « toujours intéressé à la vie associative. Quand j'étais étudiant, je faisais partie de la corpo, se souvient-il. Je crois que c'était l'envie de me mettre au service des autres, sans employer de gros mots, dans une perspective chrétienne, qui m'avait orienté vers la médecine. Et puis il y a eu un événement déclenchant : mai 68. La chienlit à la fac de Nancy comme ailleurs ! Comme tout le monde, j'étais gréviste, je croyais au grand déballage de l'utopie et des rêves. Mais, au final, c'est la voix du général de Gaulle qui m'a semblé la plus crédible, avec les notions de participation, et d'association capital-travail. »
Il suffira alors d'une rencontre dans sa Moselle natale, celle du futur Premier ministre Pierre Messmer, pour que, d'adhésion au parti gaulliste en élection au conseil d'université et dans les mutuelles étudiantes, s'amorce ce qu'il faut bien appeler une carrière politique.
Conseiller municipal en 1971, maire adjoint en 1977, maire en 1989 ( « le plus beau mandat, le plus passionnant », comme disent tous les maires), conseiller général en 1998. Et puis, 2002, la députation. Et la question qui se pose dans la foulée : est-il possible de mener de front les deux activités, la gynécologie-obstétrique et le mandat parlementaire ? « J'ai tout d'abord gardé deux demi-journées de consultations en libéral. Et, aujourd'hui, je continue à gérer ma clientèle, celle qui ne m'a pas abandonné et qui vieillit avec moi, comme c'est fréquent dans ma spécialité. »
Jean-Jacques Gaultier (UMP, Vosges), a lui aussi franchi le pas avec son élection en 2002, après une lente maturation de son projet politique, convaincu que « si on a envie de peser réellement sur les dossiers de sa région et de sa profession, l'engagement politique est naturel. »
« Médecin biologiste, j'avais créé un laboratoire qui salariait 13 personnes, raconte-t-il. Après mon élection, avec mes associés, nous en avons recruté une quatorzième. Mais je n'ai pas complètement renoncé à mon exercice médical. »
« Archéogaulliste », comme il se définit lui-même, Jacques Le Guen (UMP, Finistère), fils de maire, a gravi tous les échelons électifs, qui l'ont conduit également à remporter une circonscription en 2002. « Jusqu'alors, même en étant maire et conseiller général, je continuais à exercer comme attaché au CHU de Brest et en libéral. Mais quand je suis arrivé l'Assemblée, j'ai dû me résoudre à l'impossibilité de mener une clientèle avec une circonscription. Tout en gardant ma consultation hospitalière du vendredi matin, j'ai arrêté mon activité libérale, non sans un pincement au cœur. Régulièrement, à ma permanence locale, je me fais encore l'effet de consulter, comme quand à la sortie, tel électeur me lance : "Docteur, je vous dois combien ?" - un comble ! Mais j'ai basculé dans un autre monde. »
Cardiologue, le Dr Jean-Pierre Door (UMP, Loiret) a lui aussi expérimenté l'incompatibilité entre une activité médicale et un mandat parlementaire. Il a décroché en 2000 de ses fonctions hospitalières et sacrifié son goût pour la salle d'op à la préparation d'une municipale. Qu'il a remportée pour assumer l'année suivante son rôle de maire de Montargis, dans son département du Loiret. « En 2002, lorsque j'ai été élu à l'Assemblée, c'est mon exercice libéral que j'ai dû sacrifier, regrette-t-il. Je continue de suivre quelques patients à titre gracieux. Mais j'ai tourné la page. C'est le prix à payer, paradoxalement, pour m'être peu à peu impliqué dans le combat pour la défense de la médecine libérale à la française, d'abord dans la vie syndicale, à la FMF, puis en politique, au RPR. L'enchaînement, d'un monde à l'autre, s'est fait de manière naturelle, à mesure que je prenais conscience que si on veut repousser les murs qui nous enferment, il faut être aux manettes et conduire sur l'autoroute de la politique. »
Des ruses pour ne pas lâcher complètement la médecine.
Certains médecins-députés se sont livrés à des ruses pour ne pas lâcher complètement la pratique médicale : Pierre Hellier (Sarthe, UMP), à la fibre militante ancienne (d'abord sous casaque gaulliste, puis converti au giscardisme), exerçait comme médecin rural. « C'est certainement mon insertion professionnelle qui m'a valu d'être élu député en 1993, estime-t-il. Mais, médecin de campagne et député, la charge est trop lourde. J'ai trouvé la solution en ouvrant un cabinet de généraliste ostéopathe en ville, avec des associés. J'ai pu y travailler jusqu'en 2001, à raison de deux journées mensuelles. »
Suppléant de Renaud Donnedieu de Vabres, le ministre de la Culture et de la Communication, Pascal Ménage (UMP, Indre-et-Loire) s'est retrouvé bombardé au palais Bourbon quand son titulaire est entré au gouvernement. Neurologue associé, il n'a pas lâché son cabinet, se contentant de diminuer d'un tiers son volume d'activité.
Evidemment, pour un hospitalier, la double activité est moins acrobatique que pour un libéral. C'est ainsi que le Pr Jean Bardet, (Val-d'Oise, UMP), élu pour la première fois en 1986, continue d'exercer ses responsabilités de chef du service de cardiologie de l'hôpital Saint-Antoine, à Paris. « Ce n'est pas une question de gestion du temps, c'est une question d'état d'esprit, explique-t-il. Je me refuse à être un politicien qui a abandonné la médecine. Précisément, si je me suis engagé en politique, c'est pour défendre l'idée que je me fais de la médecine. Quand, le 13 mai 1981, j'ai vu apparaître à la télé le visage de François Mitterrand, ma résolution a été immédiatement prise. Il fallait se battre pour la survie de la médecine libérale, le libre choix du médecin, la liberté de prescription. »
Le député-chef de service a conscience d'aller à contre-courant en refusant de choisir entre la médecine et la politique. « Mais, explique-t-il, ce sont bien souvent les mêmes qui vous disent qu'ils en ont assez d'être gouvernés par des technocrates et qui vous contestent le droit d'être en même temps parlementaire et professionnel de santé. Moi, non seulement je prétends que les deux métiers sont compatibles, mais j'estime qu'il faut les mener de front sous peine de perdre le contact avec la vie réelle. »
Justement, ce contact, c'est leur force, assurent les médecins-députés. C'est ce qui fait la différence avec les fonctionnaires qui remplissent les bancs de l'Assemblée, gauche et droite confondues.
Pas de politique sans les médecins.
« Par vocation et par expérience, nous sommes à l'écoute de l'autre, argumente Alain Marty. Nous savons ce que c'est que prendre la personne dans sa globalité, insérer son problème dans tout un contexte humain et nous mettre à son service. »
« Nous, nous savons faire remonter les salles d'attente dans ce que l'on appelle le microcosme, ajoute le Dr Gaultier (Vosges, UMP). Notre connaissance du terrain nous permet de corriger les approches technocratiques qui vont dans le mur. Et l'histoire a montré qu'on ne pouvait pas faire de la politique en France sans les médecins, ni contre eux. »
« Notre atout maître, c'est que nous avons la chance de pénétrer à l'intérieur du cœur du foyer des gens, nous côtoyons la misère humaine sous toutes ses formes et cela nous confère une sensibilité sans commune mesure avec celle d'un énarque ou d'un industriel. Notre pouvoir est extraordinaire : en 1997, à 110 000, par la caisse de résonance de nos salles d'attente, nous avons mis en échec Alain Juppé et son plan. Tout individualistes qu'ils sont, les médecins forment un incomparable relais d'opinion national. »
Outre qu'ils sont en phase avec les électeurs, les médecins disposent d'un autre atout politique : leur entraînement à la rude vie de terrain. « Pour les horaires, nous ne craignons personne, atteste Pierre Hellier. Une journée sans manger, sans souffler ne nous fait pas peur. » Cette expérience permet à Christian Ménard (UMP, Finistère) d'arpenter sa circonscription, la plus étendue de France, sans perdre haleine.
C'est ce sens du contact inlassablement travaillé avec les électeurs, toujours un colloque singulier, finalement, selon d'autres modalités, qui rend les députés-médecins sans complexes face à leurs concurrents issus des autres catégories professionnelles.
S'y ajoute une expertise acquise dans le traitement des dossiers de santé, qui fait que, même après avoir plongé en politique et tourné la page de la médecine, ces élus continuent à arpenter inlassablement les domaines de la santé publique. Par exemple, Jean-Pierre Door vient d'être rapporteur sur la responsabilité civile professionnelle ; il est intervenu sur les volets recettes et dépenses du Plfss (projet de loi sur le financement de la Sécurité sociale) 2004 et 2005, ainsi que sur la réforme de l'assurance-maladie. Il siège à la commission d'enquête sur la grippe aviaire et se dit continuellement attentif à tout ce qui touche aux problèmes de santé et aux mutations de la médecine.
Christian Ménard, pour sa part, participe à des missions sur le Service de santé des armées ou sur les enjeux sanitaires des cultures d'OGM.
Des sujets sur lesquels les techniciens des ministères s'emploient parfois à savonner la planche aux non-initiés du langage technocratique. « Il faut s'accrocher pour arriver à comprendre leur jargon, avoue Pascal Ménage, qui planche notamment comme rapporteur du projet de financement de la recherche. Même sur des sujets qui nous sont connus, le risque de se noyer dans leur sabir est réel. »
« Mais nous ne devons pas nous laisser impressionner par la technostructure, réagit Jean-Jacques Gaultier. Nous sommes là, précisément, pour corriger ses erreurs, selon les remontées de nos salles d'attente. C'est ce à quoi je m'efforce personnellement quand je travaille sur le Plfss. »
Les médecins-députés ont certes tous la fibre sociale, mais cela n'empêche pas certains d'entre eux de s'aventurer sur d'autres territoires, à l'instar de Jacques Le Guen, qui passe cette semaine à Hong Kong dans le cadre des négociations de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Et qui consacre une grande part de son travail aux questions agricoles, reconnu pour un des meilleurs connaisseurs du sujet, ce qui ne l'a pas à l'occasion empêché d'avoir son jardin enseveli sous des containers de choux-fleurs, lors de manifestations agricoles. A son grand dam !
Quoi qu'il en soit de leurs spécialités à l'Assemblée nationale, les parlementaires venus de la médecine à la politique ont donc tous une seule et même réponse quand on leur demande d'énoncer leur profession : ils sont médecins, ils ont toujours été médecins et ils ne renoncent pas à l'être, même s'ils se sont éloignés à contrecœur de la pratique.
« Député, c'est une fonction de toute manière limitée dans le temps », note Jean-Jacques Gaultier. « A fortiori, souligne Pascal Ménage, quand vous êtes dans le rôle, ingrat et transitoire, de suppléant. »
Nos interlocuteurs sont passés de la médecine à la députation. Nous n'en avons pas trouvé qui aient fait le chemin en sens inverse. Probablement parce que beaucoup de ceux qui ont franchi le pas dans le premier sens l'ont fait à un âge où ils considéraient leur carrière médicale sur le point de s'achever. « Plus jeune, je n'aurais pas pris un tel risque professionnel », confirme Christian Menard.
Sans doute ce réalisme prudent explique-t-il que, sur 577 députés, on ne compte plus aujourd'hui que 31 médecins. Certes, comme le souligne Jean-Pierre Door, « cela traduit une représentativité encore supérieure à celle de beaucoup de catégories socioprofessionnelles. Mais on est loin derrière les scores de la IIIe République, où avocats et médecins se partageaient les travées de l'hémicycle. »
De nos jours, les fonctionnaires sont assurés du retour à l'emploi à l'issue de leur mandat et jouissent d'une garantie précieuse et inégalitaire. « Cela prive la République de bien des talents qui hésitent à s'aventurer en politique, déplore Pascal Ménage. Raison de plus, plaide Jacques Le Guen, pour que nous fassions du prosélytisme : engagez-vous, participez à la vie publique, lance-t-il aux médecins, combattez vos tendances au repli individualiste ! Voulez-vous abandonner le pouvoir aux mains des fonctionnaires des Finances, ou préférez-vous exercer le rôle auquel vous prépare votre connaissance de la vie réelle ? » Une exhortation que reprennent les trois médecins anciens ministres interrogés par « le Quotidien » (page 14).
Les députés-médecins se rejoignent pour professer que leur engagement politique ne relève pas d'un quelconque corporatisme. « L'engagement des membres de la société civile est la meilleure manière de répondre aujourd'hui au discrédit qui affecte la classe politique », conclut Alain Marty. Le caducée à la rescousse de la cocarde ?
Le « cas » Jean-Michel Dubernard
MAIS COMMENT fait-il ? Le Pr Jean-Michel Dubernard mène concurremment deux carrières et pas des moindres : depuis 1986, il est député du Rhône, réélu sans discontinuer, élu au conseil municipal de Lyon (depuis 1983) et, depuis 2002, c'est lui qui préside la très stratégique commission des Affaires culturelles, familiales et sociales, l'une des plus importantes de l'Assemblée nationale.
Dans le même temps, il travaille dans le service de chirurgie de la transplantation de l'hôpital Edouard-Herriot du CHU de Lyon. Certes, il a renoncé en 2002 à en assurer la chefferie. Mais il n'en continue pas moins d'alimenter la chronique internationale : après avoir dirigé en septembre 1998 la première allogreffe de main, puis, en janvier 2000, la première double greffe bilatérale des mains et des avant-bras, il vient en effet, avec le Pr Bernard Devauchelle, de réaliser une nouvelle première mondiale, les 27 et 28 novembre : la greffe partielle de la face (greffe du triangle nez-bouche) sur une patiente défigurée par des morsures de chien.
Tant de responsabilités et de réussites décrochées au sommet national et international pour un seul homme, voilà qui a de quoi susciter étonnement et admiration (voire, inévitablement, chez certains, jalousie et dépit).
Mais quand on l'interroge, les choses paraissent s'articuler le plus simplement du monde : « Je suis à Lyon du vendredi matin aux aurores jusqu'au lundi soir tard, et cela me dégage le temps utile à ma pratique hospitalière, consultations et interventions comprises, explique-t-il. Je suis donc pleinement opérationnel à l'Assemblée nationale du mardi matin au jeudi soir. » CQFD.
La seule concession qu'il a dû faire à la dure réalité qui veut qu'une journée ne compte pas plus de vingt-quatre heures a été de se résigner à passer les rênes de son service hospitalier, lorsqu'il a pris en main celle de la commission des Affaires sociales. Dès lors, la gestion de son emploi du temps ne lui cause pas, assure-t-il, de souci particulier.
Une réserve cependant : la pression médiatique est lourde à gérer : « Depuis la greffe du visage, confie-t-il, sans cacher une certaine lassitude, les demandes d'interview affluent du monde entier à un rythme tel qu'il est impossible d'y répondre. Je dois donc prier mes solliciteurs de m'envoyer leurs questions par courrier électronique. »
Et l'histoire ne dit pas quand la réponse leur parviendra, de Paris ou de Lyon. De Lyon où, depuis des années, la rumeur court régulièrement les canuts : le chirurgien pionnier mondial-président de commission parlementaire pourrait bien se lancer un jour dans la compétition, à l'assaut de la deuxième ville de France. Un rendez-vous qui reste à fixer entre l'histoire de la chirurgie et l'histoire tout court ?
> CH. D.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature