° Un cas extraordinaire
Antoine Sénanque a décidé, au mitan de sa vie, de devenir romancier. Ou plutôt il a commencé à publier en 2004 un récit immédiatement remarqué, « Blouse ». Au fil des années, tout en revenant sur la vocation et le métier de médecin (« la Grande Garde », en 2007), il a élargi son horizon. Après « l’Ami de jeunesse », paraît « l’Homme mouillé » (1), un roman dans lequel le symptôme fait office de métaphore.
Le 12 mars 1938, c’est-à-dire au moment de l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne, Pal Vadas se réveille recouvert d’eau salée ; une abondante sueur que les analyses confirment comme étant de l’eau de mer. Célibataire et sans amis, taciturne, employé modèle à la poste centrale de Budapest, cité en exemple par son directeur, qui apprécie l’ordre et la méticulosité dont il fait preuve, il assiste aux réunions des Croix fléchées, les nazis locaux, simplement parce que celui-ci le lui demande. Pal Vadas a tout de l’homme ordinaire.
Mais on ne reste pas longtemps discret lorsqu’on dégouline. Pris en mains par les médecins de l’État, pour des raisons politiques autant que scientifiques, car dans ce temps où il faut choisir son camp il n’est pas conseillé de se distinguer, il est soumis à toutes les explorations possibles : chirurgicales, bactériologiques, neurologiques, et il est même faradisé, ce qui le laisse une nouvelle fois plus mort que vif. Jusqu’à la fuite, aidé par d’autres fugitifs traqués notamment pour cause de religion.
« L’homme mouillé » n’est pas un roman fantastique, c’est une œuvre métaphorique datée dans le temps et l’espace mais universelle ; presque une œuvre empathique, dont le héros est le réceptacle de l’angoisse humaine.
° Le journal d’un médecin de campagne
Homme de l’image, puisqu’il est producteur et réalisateur, Victor Cohen Hadria se fait à l’occasion romancier. Son précédent livre, « Chroniques des quatre horizons », date de 1998. « Les Trois Saisons de la rage » (2) est un gros volume à la construction originale. La première partie est la correspondance échangée entre le médecin-major Charles Rochambaud et le Dr Le Cœur, médecin à Rapilly, en février 1859 ; les deux confrères ne se connaissent pas mais ils se font les interprètes des sentiments que se vouent le soldat Brutus Délicieux et sa promise Louise, tous deux analphabètes. Dans la deuxième partie de l’ouvrage, la plus importante, on découvre le journal intime du médecin rural alors que parviennent les échos de la guerre de Napoléon III.
On suit ainsi la vie quotidienne d’un praticien établi aux confins du Calvados et de l’Orne, dont la science le dispute aux croyances et aux obscurantismes. Entre deux virées par monts et par vaux en carriole et à cheval pour visiter les riches hobereaux comme les paysans pauvres, le Dr Le Cœur écrit une étude sur les mécanismes de la transmission de la rage, en basant la contagion sur une sexualité trop contrainte. Le Cœur est veuf et il connaît les adresses des bordels où il est parfois appelé.
Ses travaux le conduisent à Paris, dans une commission constituée à la demande de l’empereur et présidée par Alfred Velpeau, Pierre Bretonneau et Armand Trousseau, pour faire le point sur les remèdes qui soigneront chaque type de maladie épidémique. Il se rend dans la capitale dans l’un des premiers chemins de fer et découvre les fastes de ce qui est en train de devenir la ville lumière, la profusion de luxe au bal que donne aux Tuileries l’impératrice, « qui a le goût de l’ostentation », mais aussi l’hiatus qui sépare les élites des préoccupations paysannes... et la honte d’avoir été abusé par une soi-disant familière de la comtesse de Castiglione et vraie prostituée... de luxe. Au retour, le médecin s’apercevra des charmes cachés et des sentiments tenus secrets de sa gouvernante.
On est à l’été 1859. Tout va-t-il donc finir par le mariage ? Malheureusement, pas plus que Brutus et Louise ne se retrouveront, le Dr Le Cœur et Honorine ne goûteront le bonheur ! Mais heureusement pour nous, avant la fin tragique, Victor Cohen Hadria nous donne à lire une foisonnante intrigue de destins et de situations où la naïveté, la brutalité, l’égoïsme, l’avidité et le désir mènent la ronde.
° La guerre toujours recommencée
« Les quatre filles du docteur March » ont certainement fait partie des romans de votre jeunesse. Peut-être avez-vous oublié qu’il s’agissait d’un livre largement autobiographique de Louisa May Alcott, publié en 1868. Geraldine Brooks – qui a été correspondante de guerre dans le monde pendant quatorze ans – s’est emparé de ce récit dont l’action se passe à Concord, dans le Massachusetts, dans une famille pauvre mais unie, pendant que le père, antiesclavagiste convaincu, participe à la guerre de Sécession, pour imaginer un destin à ce père. « La Solitude du docteur March » (3) lui a valu le prix Pulitzer en 2006.
L’histoire est sans surprise. On découvre un homme qui a été sensible à la beauté d’une jeune esclave pendant son adolescence mais qui a épousé une femme qui, selon lui, avait mieux que la beauté ou même la joliesse, une certaine « noblesse ». Avec qui il eut de nombreux enfants. Partageant les mêmes idéaux, il s’engage aux côtés des Nordistes en tant qu’aumônier. L’auteur fait ici preuve de beaucoup de réalisme pour décrire les atrocités de la guerre, d’ailleurs partagées entre les deux camps. Sur le champ de bataille, le Dr March retrouve la belle esclave de ses 18 ans, aujourd’hui infirmière et assistante dévouée d’un chirurgien doté d’une grande humanité. Les amoureux d’hier vont-ils succomber à leur attirance ?
Un tableau poignant des dommages de la guerre sur les idéaux d’un homme et sur sa relation aux siens, enrobé d’une histoire d’amour à l’eau de rose qui fait tache sur le rouge du sang : tels sont les deux aspects de ce roman qui allie érudition et imagination.
(1) Grasset, 204 p., 17 euros.
(2) Albin Michel, 458 p., 22 euros.
(3) Belfond, 340 p, 20,50 euros.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature