Premiers apprentissages cognitifs

Des enfants en voie d'inhibition

Publié le 05/12/2005
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LA PSYCHOLOGIE du développement est une mine d'or pour qui veut comprendre les mécanismes d'élaboration du raisonnement. Olivier Houdé, qui enseigne cette discipline à l'université Paris-V, interroge la méthode piagétienne et propose une lecture des apprentissages cognitifs de l'enfant par des mécanismes d'activation/inhibition. Selon lui, l'enfance « est un modèle de révision des croyances » : celles que l'on a pu avoir sur le développement, mais aussi et surtout celles que l'enfant lui-même révise au fur et à mesure de sa maturation.
Croyances enfantines. Cet enfant essaye désespérément d'entrer dans une petite voiture, visiblement conçue à une autre échelle que la sienne. Cet autre voudrait s'asseoir dans un siège miniature, avant de comprendre que c'est impossible. Pourquoi ne s'en est-il pas rendu compte auparavant ? Selon Olivier Houdé, trois interprétations sont possibles - pas forcément incompatibles. Première hypothèse, « le cerveau est à un stade de son développement où la maturation du cortex frontal ne permet pas l'inhibition motrice » qui aurait freiné l'enfant dans ses vaines tentatives. Ou encore, il existe un « manque de coordination » entre les systèmes dorsal (identification des objets) et ventral (organisation de l'espace) : l'enfant reconnaît la voiture mais n'a pas conscience du décalage d'échelle. Enfin, l'enfant peut être victime de « croyances entretenues » par la culture enfantine, du Père Noël à Alice au pays des merveilles... ces mondes merveilleux où les problèmes de réalité spatiale sont somme toute assez secondaires. Pourtant, avec l'âge, « l'enfant doit comprendre que son cerveau génère des croyances ».
Pour évaluer son degré de maturité dans ce domaine, on peut lui proposer un « test de fausse croyance ». Résumons : Maxi (un personnage) regarde l'expérimentateur mettre du chocolat dans un placard bleu ; puis Maxi s'absente et on déplace le chocolat du placard bleu vers le rose. Enfin, on demande à l'enfant (spectateur permanent de l'expérience) : « Où crois-tu que Maxi va chercher le chocolat ? » Vers trois ans, la majorité des enfants désigne le placard rose en s'attachant au « fait réel », alors que vers cinq ans, les enfants privilégient le placard bleu, sachant que « Maxi a une fausse croyance ». On parle alors de « raisonnement contrefactuel » (on raisonne contre les faits), « d'apprentissage métacognitif » et « d'inhibition du biais égocentré ». Selon Olivier Houdé, une étude publiée par « Science » en 2005 « montre que beaucoup plus tôt, vers 15 mois, le bébé en visuel est capable de cette inférence entre le vrai et l'esprit », ce qui prouverait que les aptitudes sont présentes très tôt, l'apprentissage dépendant surtout de la capacité à les exploiter à bon escient.
Des applications en anthropologie. Un autre exemple de révision des croyances est l'étude, chez l'enfant, du rapport entre longueur et nombre. Si on aligne dix jetons à intervalles réguliers, puis qu'on en aligne dix autres avec des intervalles plus grands, la seconde ligne sera plus longue que la première et la plupart des enfants (avant un certain âge) en déduiront qu'il y a plus de jetons dans la seconde ligne. « On sait qu'il s'agit d'un défaut d'inhibition de la croyance selon laquelle longueur et nombre covarient », explique Olivier Houdé. On pensait qu'il était évident que longueur et nombre covariaient et que les enfants devaient « apprendre » qu'il pouvait en être autrement. Or on découvre que les enfants ont dès le départ la faculté à penser - ou non - que longueur et nombre covarient - ou non. Mais leur capacité d'inhibition évolue. « Si l'enfant échoue dans cette expérience, ce n'est pas par défaut d'activation numérique, mais par défaut d'inhibition », estime Olivier Houdé.
On demande à des enfants, lors d'un test sur ordinateur, de déterminer si deux lignes de taille différente ont le même nombre de jetons : ils donnent la bonne réponse. En revanche, quand - juste après la première épreuve - on fait covarier longueur et nombre (ce qui est supposé être évident pour l'enfant), « les enfants mettent beaucoup plus de temps pour activer cette croyance qu'ils venaient d'inhiber ». On parle alors « d'amorçage négatif ». Tout se passe comme si les enfants avaient appris à « oublier » certaines informations erronées, et qu'ils devaient les réactiver. Un autre test à base de syllogismes montre la même chose. On dit aux enfants que « tous les éléphants sont des mangeurs de foin ; tous les mangeurs de foin sont légers » et on leur demande si on peut en déduire que « tous les éléphants sont légers ». « Il y a un biais qui consiste à examiner la crédibilité sémantique avant la validité logique », explique Olivier Houdé (les enfants savent qu'un éléphant... c'est lourd). On propose alors des séquences dans lesquelles les syllogismes entraînent parfois une opposition (comme c'est le cas avec l'éléphant), parfois une covariation (cela aurait été le cas si on avait remplacé éléphant par gazelle, par exemple) « entre le système sémantique et le schème
logique ». On retrouve le phénomène d'amorçage négatif : quand une croyance « évidente » a été inhibée, elle met plus de temps à être réactivée.
Selon Olivier Houdé, l'inhibition s'apprend « par expérience, par imitation ou par instruction venant d'autrui ». Le mécanisme en stades de développement décrit par Piaget, « à la fois trop général et pas assez efficace », ne rend pas compte selon lui de la « dynamique d'inhibition ». Une dynamique qui pourrait également s'appliquer à l'anthropologie : « Totémisme, naturalisme, analogisme et animisme sont présents chez tous les individus, mais les mécanismes d'activation/inhibition sont plus ou moins marqués. »

> FLAVIE BAUDRIER

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7857