PAR LE Dr DAMIEN GATINEL*
L’ABERROMETRIE est une science médicale moderne qui a trait à cette étape initiale de la vision et se consacre à l’étude exhaustive des propriétés optiques de l’oeil humain. Elle repose sur l’utilisation d’un aberromètre, instrument à visée diagnostique et d’utilisation clinique, élaboré grâce aux progrès accomplis dans la miniaturisation de composants optiques et électroniques. Cet instrument offre aujourd’hui la possibilité d’étudier finement les propriétés optiques de l’oeil, voire de structures oculaires isolées, comme la cornée ou certains dioptres internes (cristallin). Il permet à l’ophtalmologiste de qualifier et de quantifier, pour mieux les traiter, des imperfections optiques acquises ou congénitales, mais non corrigibles par les verres de lunettes, qui ne corrigent que les aberrations dites de « bas degré » : myopie, hypermétropie et astigmatisme. Ces imperfections particulières sont responsables de symptômes visuels variés (halos nocturnes, impression de perte du contraste, diplopie monoculaire) qui, en l’absence d’instrument et de sémiologie spécifique, étaient autrefois regroupées sous le vocable général d’« astigmatisme irrégulier ». L’aberromètre permet d’établir le relevé précis et quantitatif de ces différentes aberrations de « haut degré », à partir desquelles une analyse exhaustive des propriétés optiques de l’oeil peut être effectuée, comme le calcul de l’acuité visuelle maximale théorique corrigée et non corrigée, la prédiction de la sensibilité aux contrastes d’origine optique, etc.
L’aberrométrie apparaît ainsi étroitement liée à l’ophtalmologie, qui est définie dans les dictionnaires comme une « discipline médicale visant à l’évaluation et à la correction des troubles de la vision». Pourtant, cette consubstantialité ne fait pas l’unanimité dans la communauté ophtalmologique. En effet, l’aberrométrie y est perçue comme une branche ardue de l’optique physiologique, ou encore un domaine de recherche aux contours théoriques obscurs et abritant la mise au point de traitements réfractifs personnalisés comme seul intérêt pratique. Cette conception étroite et erronée, comme nous le verrons plus loin, possède au moins deux explications.
Des notions théoriques issues de l’optique physique.
La première est de nature épistémologique ; elle reflète la difficulté naturelle à assimiler des notions théoriques issues de l’optique physique et dont la terminologie ne fait pas partie du jargon médical. Les termes techniques utilisés en aberrométrie sont en effet les mêmes que ceux qu’utilisent astronomes et ingénieurs pour caractériser la qualité optique de téléscopes et de divers instruments optiques. Acquérir ces concepts demeure néanmoins nécessaire pour la bonne compréhension des principes et des résultats de l’examen aberrométrique. La formation en optique physique délivrée aux étudiants et aux internes est toutefois bien maigre comparée à celle que reçoivent astronomes et ingénieurs. Ainsi, sans un enseignement complémentaire spécifique, l’ophtalmologiste éprouve des difficultés légitimes à appréhender les notions (élémentaires, pour un spécialiste de l’optique) de front d’onde ou de fonction d’étalement du point lumineux. De ce fait, il lui est malaisé de percevoir l’intérêt de l’examen aberrométrique et des outils diagnostiques et thérapeutiques puissants qui en découlent, pour l’étude et la correction optique des structures oculaires.
La seconde explication est de nature historico-politique. Bien que les bases de l’optique physiologique moderne aient été jetées par un ophtalmologiste suédois du nom d’Allvar Gullstrand (la méthode d’application des mathématiques physiques à l’étude des images optiques et à la réfraction de la lumière dans l’oeil lui valut le prix Nobel en 1911), la plupart des travaux ultérieurs furent conduits par des spécialistes en optique ou en optométrie… non médecins. Quand l’aberrométrie fut réintroduite en ophtalmologie clinique à la fin des années 1990 par les fabricants de lasers excimer, elle fut accompagnée de slogans marketing prometteurs, faisant miroiter aux futurs opérés de chirurgie réfractive cornéenne la possibilité de recouvrir une vision supranormale ou « supervision ». Si ces promesses pouvaient être justifiées sur le plan théorique (la précision du laser sur la cornée autorise la correction personnalisée de toutes les aberrations optiques monochromatiques d’un oeil donné), elles ne tenaient pas compte des réactions biologiques et biomécaniques du tissu cornéen. En pratique, les résultats des traitements réfractifs personnalisés se sont révélés en moyenne légèrement meilleurs que ceux des traitements standards, mais dans une moindre mesure que promis, et pour des raisons plus ou moins directes (qualité de centrage sur la pupille irienne, prise en compte de la dynamique pupillaire…).
En fait, le bénéfice principal procuré par l’aberrométrie à la chirurgie réfractive a consisté à faire gagner ses lettres de noblesse à une surspécialité qui ne fut pas toujours bien considérée. Grâce à l’exhaustivité et à la précision des informations fournies par les analyses aberrométriques en pré- et postopératoire, la chirurgie réfractive a perdu sa réputation (sans doute véhiculée par certains esprits ignorants ou envieux) de discipline aussi lucrative pour ses praticiens que pauvre sur le plan intellectuel. Elle regroupe aujourd’hui un éventail de techniques d’examen et de soins aussi variées que sophistiquées et dédiées à la correction sélective des défauts optiques de l’oeil. De nombreux travaux et colloques lui sont consacrés dans le monde entier ; ils témoignent de l’intérêt suscité par des progrès constants et accomplis grâce à de fructueuses interactions pluridisciplinaires. Ophtalmologistes, ingénieurs, mathématiciens, physiciens, spécialistes de la vision et astronomes s’y rencontrent régulièrement, rassemblés autour du pôle d’intérêt commun que représentent à leurs yeux l’aberrométrie et ses applications.
Aujourd’hui, les applications de l’aberrométrie en ophtalmologie débordent naturellement le cadre de la chirurgie réfractive ; elles intéressent tous les domaines de la spécialité où sont impliquées les propriétés optiques de l’oeil humain, et dont suivent quelques exemples.
L’introduction récente d’implants de cristallin artificiel asphériques ou « wavefront-guided » a permis d’améliorer la sensibilité au contraste des patients opérés de cataracte, en réduisant le taux postopératoire d’aberration sphérique induite. Le design de ces implants a été établi d’après l’étude du front d’onde oculaire de patients jeunes et indemnes de cataracte, ce qui leur confère des propriétés optiques plus proches du cristallin naturel que celles des implants sphériques classiques.
L’utilisation d’un aberromètre peut guider finement l’adaptation et le choix des paramètres d’une lentille de contact rigide chez les patients atteints de kératocône ou de cicatrices cornéennes irrégulières. Les relevés d’aberrations optiques fournis par l’aberromètre servent alors de guide pour optimiser le design de la lentille, non seulement dans le dessein de restaurer une bonne acuité visuelle, mais aussi dans celui d’accroître la sensibilité aux contrastes en réduisant le taux résiduel d’aberrations de haut degré.
L’optique adaptative.
Pour être efficace et bien tolérée, la compensation de la presbytie par une lentille ou un implant multifocal doit satisfaire un compromis subtil entre l’induction d’une profondeur de champ efficace et le maintien d’une qualité de vision acceptable. Ce compromis dépend en partie de la plasticité cérébrale du patient (efficacité du tri cortical), mais surtout du taux et du type d’aberrations optiques induites par le système multifocal. Couramment utilisée pour la compréhension et le traitement éventuel des troubles complexes de la qualité de vision, l’aberrométrie s’impose logiquement comme un élément incontournable pour l’élaboration de dispositifs médico-chirurgicaux destinés à la compensation multifocale de la presbytie.
Si les aberrations réduisent la performance visuelle, elles gênent également la visualisation des structures microscopiques du fond d’oeil. De fait, si l’on arrive à débarrasser l’oeil de ses aberrations optiques, on accède à un degré de précision inégalé dans l’imagerie rétinienne. Cette technologie repose sur la mise au point d’optiques particulières et de calculs informatiques rapides et hautement précis. L’aberromètre y est utilisé pendant l’examen de la rétine et procure en temps réel les mesures des aberrations optiques créées par les dioptres oculaires. Un miroir déformable est également interposé sur le trajet optique ; asservi à l’aberromètre, il peut épouser « en négatif » les anomalies du front d’onde, pour mieux les annuler. De nombreux travaux utilisant cette technique appelée « optique adaptative » ont permis d’accroître la résolution des images de diverses structures rétiniennes. Une équipe de chercheurs de l’université de Houston a été la première à fournir des images microscopiques par balayage confocal de la rétine. Des détails aussi fins que le trajet d’hématies dans la maille capillaire périfovéolaire (environ 5 microns) ou que le diamètre des articles externes des photorécepteurs (2 microns) ont pu être visualisés. L’implémentation de l’optique adaptative dans des systèmes de tomographie par cohérence optique est une technique prometteuse pour accéder in vivo à des représentations de coupes rétiniennes de qualité histologique. L’aberrométrie couplée à l’optique adaptative ouvre la voie à une nouvelle thérapie médicale de niveau microscopique et permettra certainement, une fois réglés les problèmes de coût et d’accès, de modifier le cours des maladies rétiniennes, y compris le diabète et l’hypertension.
En attendant, la pénétration et le développement de l’aberrométrie en pratique clinique dépendent d’abord de la capacité des fabricants à équiper les aberromètres d’interfaces et de logiciels intelligibles par les ophtalmologues cliniciens, afin de « démystifier » l’aberrométrie. En retour, ces dernières devront accomplir un important effort de formation, qui se révèle doublement nécessaire.
En effet, il est capital que les ophtalmologistes prennent part de façon active aux développements des applications cliniques de l’aberrométrie et deviennent des partenaires éclairés pour les industriels du secteur, au même titre que d’autres spécialistes de la vision (optométristes, opticiens, ingénieurs). En outre, il est souhaitable que nos patients puissent, pour l’amélioration de leur fonction visuelle, bénéficier d’un niveau de pratique médicale conforme à celui des sciences et des technologies d’aujourd’hui.
* Fondation ophtalmologique Adolphe-de-Rothschild, hôpital Bichat - Claude-Bernard, Paris, France.
Les informations fournies par l’aberromètre permettent d’appréhender les propriétés optiques de l’oeil de façon plus exhaustive que la simple réfraction sphéro-cylindrique. Grâce à l’étude du front d’onde et des caractéristiques de l’image d’un point source sur la rétine, il est possible de quantifier l’effet des aberrations optiques sur la sensibilité aux contrastes, et de simuler l’altération de qualité de l’image perçue par le patient (ici une planche d’optotype).(Photo Collection du Dr Damien Gatinel)
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