De Porto Alegre à New York

Publié le 04/02/2002
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Les deux sommets sur la mondialisation, l'un tenu par les « anti » à Porto Alegre, l'autre à New York par les « pro », se ressemblaient à plus d'un titre.

A Porto Alegre, on a exalté, comme nous nous y attendions, la mission sociale de la mondialisation économique, la solidarité entre tous les peuples de la planète, le travail par opposition au capital.
A New York, où s'est réuni le Forum de Davos chassé par les Suisses pour des raisons de sécurité, on a encensé les bienfaits de la liberté d'entreprendre et de commercer, les signes avant-coureurs de la reprise après une sombre année 2001, l'espoir de jours meilleurs. Ceux qui ont perdu récemment leur emploi, les pays où la misère, la maladie et l'illettrisme ont progressé, les laissés pour compte du développement économique, ne peuvent pas souhaiter autre chose que le retour de la croissance la plus vigoureuse possible. Sans elle, leurs rangs ne feront que grossir. Quant à ceux pour qui une bonne croissance sert moins à créer des emplois qu'à leur enrichissement personnel, ils sont bien obligés de voir que, en dépit de leur savoir, ils n'ont aucune influence ni sur une récession ni sur la croissance. Ils feraient mieux de se poser la question : s'ils n'enrichissent pas les autres, où trouveront-ils les consommateurs ?

Un mouvement puissant

La bataille contre la mondialisation rassemble désormais une majorité de citoyens du monde, sinon de gouvernements. Le mouvement est puissant : en France, Attac est devenu une référence. Pas moins de six ministres français et de trois candidats à la présidence se sont rendus à Porto Alegre, ce qui a conduit Raymond Barre à ironiser sur « la samba électorale » de Porto Alegre.
Le fond du sujet ne porte pas sur l'opportunisme politique, mais sur les ravages qu'exercent des convictions tellement fortes qu'elles réduisent l'acuité du raisonnement. La mondialisation, tout le monde s'en mêle. L'écrivain Viviane Forrester est devenue une autorité dans ce domaine depuis qu'elle a publié « l'Horreur économique », émouvant cri du cœur lancé par son incompétence. Et bien entendu, il n'est pas nécessaire de souligner le prestige de ce maître à penser international qu'est devenu José Bové, traduction vivante de l'exception française.
Le problème n'est pas que l'une ou l'autre se laissent guider par des sentiments d'une telle intensité qu'ils en arrivent à préconiser ce qu'on a tenté naguère, la redistribution systématique des richesses, pour courir plus vite à l'échec. Le problème est que ni à Porto Alegre ni à New York on ne voit clairement qu'une mondialisation contrôlée est la seule chance de se développer des pays pauvres. Quand des syndicalistes, y compris des Américains, se dressent avec virulence contre les délocalisations, ils refusent aux Africains ou aux Indiens de fabriquer et d'exporter des produits manufacturés dont les lois sociales des pays riches rendent le prix de revient trop onéreux. Quand des financiers réclament encore plus de fusions, encore plus de gigantisme, encore plus de profits, ils refusent le droit au travail dans leurs propres pays.
De même qu'il existe un partage national du travail entre les compétences, la mondialisation tend à réaliser un partage des tâches entre les pays dont les populations éduquées rejettent certains métiers et les pays qui sont prêts à les exercer. Jusqu'à présent, on s'est contenté des flux humains. Cela fait cinquante ans qu'on fait émigrer des chômeurs vers les pays développés pour leur attribuer des emplois vacants dans le bâtiment, l'industrie automobile, les aciéries. N'est-il pas plus logique et plus sain de créer des entreprises dans les pays pauvres pour y fixer les populations que de les exiler en Europe ou aux Etats-Unis où elles ne sont pas particulièrement bien traitées ? Certes, un tel projet n'est pas possible pour le bâtiment ou le ramasage des ordures. Mais il a réussi dans le textile. Il est réalisable pour l'automobile. Le refus forcené de la délocalisation n'est pas un acte de générosité envers les travailleurs nationaux, c'est une chance de moins pour les citoyens des pays pauvres.
Ce qui ne veut pas dire non plus que, pour augmenter encore et toujours les profits, il faille dévoyer l'entreprise, seul vecteur des créations d'emplois dans l'économie de marché. Les « bulles » financières, comme celle du Japon, dont l'explosion a fait des ravages pendant une décennie - et ce n'est pas fini - ou celle Wall Street dans le domaine des nouvelles technologies, qui a amorcé le ralentissement actuel de la croissance, ont largement démontré que le marché a besoin d'être encadré. Or il existe un arsenal de lois et de réglements qui n'ont pas été respectés. Le scandale d'Enron, parmi d'autres, a plongé l'entreprise dans la faillite ; mais le plus grave, c'est que la ville de Houston est sinistrée, à cause du chômage, et que les employés de la firme ont perdu leur retraite pendant que leurs dirigeants emplissaient leurs poches en vendant leurs stock-options juste avant d'annoncer le désastre.
Le crime économique doit être châtié, et sévèrement.
Certes, on est en droit de dire qu'un système aussi vulnérable aux tentations de la fraude est condamnable, et doit disparaître. Mais en réalité, il ne devient pervers que lorsqu'il contourne la loi. Une exigence de transparence absolue demeure donc indispensable si l'économie de marché veut être crédible.

Ce qu'il fallait dire à New York

C'est ce que les financiers et patrons réunis au Forum de New York auraient dû dire. C'est le message qu'ils auraient dû envoyer à Porto Alegre. C'est d'ailleurs ce qu'ils n'ont pas manqué de faire savoir aux Japonais, bloqués dans une crise de plus dix ans parce qu'ils refusent de contraindre les banques à classer dans la colonne des passifs des prêts qui ne leur seront jamais remboursés.
Les participants au Forum auraient dû rappeler que, comme en politique, il n'existe pas de système parfait mais que, sur le long terme, et si l'on tient compte des expériences accumulées, l'économie de marché est créatrice de richesses et peut aussi profiter à l'ensemble des couches sociales. Alors que toutes les références historiques indiquent que l'économie dirigée conduit à l'apparition des nomenklaturas, à l'appauvrissement du peuple, à la révolte paysanne, puis à la soumission des paysans, et bientôt, au crime politique.
Les excités de Porto Alegre auxquels la gauche française a rendu hommage sont souvent sincères. Ils veulent se démarquer des casseurs qui ont mis à sac Seattle et Gênes. Ils n'en sont pas moins un million de Robespierre prêts à instituer la Terreur pour le bien de la Révolution. Il y a dans leur pensée et dans leur action tous les ingrédients d'une révolte sociale que paieront les plus pauvres et non pas, comme ils le croient par ignorance, les plus riches.

Richard LISCIA

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7059