De l'addiction à la liberté

Publié le 23/06/2002
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La santé en librairie

Tout commence, le livre du Dr Jean-Claude Matysiak comme la dépendance, par « l'effet cacahuète ». Celui qui vous mène à vider la coupelle de cacahuètes à l'apéritif sans pouvoir vous en empêcher, ou celui qui vous « scotche » à l'écran devant un jeu vidéo. L'effet cacahuète a des conséquences plus ou moins dommageables en fonction de l'objet, produit ou comportement, auquel il s'applique, mais peut-être plus encore en fonction de l'usage qui en est fait. Le Dr Matyziak n'est pas vraiment optimiste : car dans une société « qui se veut saine et où la performance, mode d'affirmation de soi, s'installe insidieusement, à coup sûr exagérément, comme une valeur de référence, les dépendances et les addictions vont devenir la préoccupation et la maladie du siècle à venir ». C'est donc de prévention que le médecin, chef de service d'une consultation d'addictologie en région parisienne, va se préoccuper tout au long de son livre.

Il ne s'agit pas pour autant de « tomber dans l'obsession du risque zéro » ni de confondre de petites manies peu gênantes, avec la dépendance qui, elle, « envahit toute la vie du sujet et l'empêche de vivre ». Dépendances physique et psychologique sont l'apanage des « usagers pathologiques », selon la classification du Dr Olievenstein, les usagers récréatifs restant à la frontière. Le médecin est un peu mal à l'aise vis-à-vis des « seigneurs » de l'usage, qui restent maîtres de leur consommation ou de leur comportement et parfaitement intégrés socialement : ils rendent en effet bien « délicat » l'exercice qui consiste à « fixer certains repères aux enfants et aux adolescents ».

Un révélateur

Si l'adolescence est l'âge de tous les dangers de dépendance, un peu de psychologie à forte teneur psychanalytique permet de constater que la dépendance vient de loin, de l'époque où le bébé est totalement dépendant de l'extérieur, et de sa mère en particulier. Que le chemin vers l'autonomie soit ensuite mal balisé ou encombré, alors le risque de « dérapage » vers une dépendance de remplacement sera grand.
Refusant tabous et paniques, l'auteur s'engage résolument dans la présentation des drogues illicites, pour mieux cibler leurs dangers réels, tantôt surestimés, tantôt sous-estimés. Mais c'est tout de même l'individu qui consomme et abuse de ces produits que l'auteur veut remettre au centre de la problématique : « La drogue est un révélateur. A l'origine, elle n'est pas la cause des difficultés d'une personne, mais un effet de ces difficultés ». Et il entend bien que cette personne puisse « bénéficier de soins » adaptés, mais aussi qu'elle réponde de ses « actes délinquants, comme nous tous, devant la justice », « parce qu'il existe une part volontariste dans toute addiction ».
Les drogues licites posent au moins autant de problèmes. Inutile de recourir aux chiffres pour mesurer l'ampleur des dégâts sanitaires dus à l'alcool et au tabac, ni même pour rappeler la surconsommation médicamenteuse, psychotrope en particulier. Il est sans doute plus utile d'interroger plus directement les lecteurs sur leur attitude personnelle vis-à-vis de ces produits et sur l'image qu'ils en donnent à leurs enfants.
Eviter la chimie, licite ou non, ne suffit pas à éliminer les dépendances. Celles-ci guettent les plus fragiles d'entre nous au cœur de nos activités les plus quotidiennes. S'alimenter, jouer, naviguer sur la toile, faire du sport, faire des achats sont autant d'occasions de glissade vers la dépendance.
Il faut donc prévenir. Supprimer l'offre n'est pas vraiment la solution retenue. « La seule question qui vaille est celle de la relation individuelle de chaque sujet avec "sa" drogue et des racines de cette relation », estime l'auteur. Alors c'est à l'information en matière de psychologie et de sociopsychologie élémentaires et à l'aide aux parents et aux adolescents en difficulté que revient l'essentiel de la tâche.

Performance et jouissance

Tout autre est le propos de Michel Hautefeuille, psychiatre et praticien hospitalier au centre médical Marmottan/ hôpital Perray-Vaucluse. Les dépendances l'intéressent moins que cette société qui fonctionne sous drogues, les unes licites, les autres prohibées en fonction de critères pour le moins discutables. La montée de la consommation de substances psychoactives ne l'étonne pas d'une société qui oblige ses membres à être performants, heureux et célèbres, qui craint l'ennui et l'absence plus que n'ont jamais été craintes la peste et la lèpre. Et il lui semble logique que cette consommation se développe au rythme de molécules chimiques ayant largement débordé l'usage thérapeutique pour viser la performance, puis la jouissance.
De cette évolution, trois personnages sont pour l'auteur des illustrations admirables : ce sont Henri Laborit, le découvreur des premiers psychotropes, Timothy Leary, « le messie du mouvement psychédélique », que l'auteur n'hésite pas à rapprocher de Socrate, et Alexandre Shulgin, l'artiste-chimiste génial expérimentateur de multiples substances psychoactives. Côté ombre, l'auteur dessine un pouvoir médical et un pouvoir économique unis dans une même lutte pour empêcher la démocratisation de la nouvelle liberté offerte par les précurseurs sus-nommés.
Ayant ainsi résolument évité le premier écueil qui, à son sens, guette tout auteur décidé à traiter de drogues soit « une soumission à la censure imposée par les lois et les mentalités », l'auteur ne veut pas non plus heurter l'autre écueil, soit « un angélisme béat ». Si donc, « il ne s'agit donc plus de savoir comment la société pourra éradiquer les drogues, mais plutôt d'imaginer comment elle pourra les intégrer à son fonctionnement, à ses repères, au rôle qu'elle souhaitera éventuellement leur faire jouer », il ne s'agit pas non plus de masquer les dangers des substances psychoactives. « Homo syntheticus » dispose de drogues normalisantes, telles la Ritaline ou les sédatifs ; de drogues stimulantes, telles les amphétamines, la cocaïne ou le crack, mais aussi de « spéciaux » aux effets ciblés, tels le modafinil ou la mélatonine, de cocktails à la carte à l'intention des sportifs, de « smart drugs » à l'intention des élégants ; de drogues « de loisir », dont le nombre enfle sans cesse, au fur et à mesure des interdictions des pouvoirs publics et des inventions de la chimie. L'auteur ne leur fait pas de cadeau, tout aussi disert sur leurs effets négatifs que sur leurs effets positifs réels. Tout comme il qualifie sans ambages la société de « malade psychopathe constamment calmé par une chimie ou des comportements qui la tassent ou détournent son attention de la réalité ».

La prohibition inefficace

Il n'en reste pas moins que l'objectif de Michel Hautefeuille est bien de mettre fin à une prohibition inefficace et dangereuse à ses yeux, pour ouvrir largement à chaque citoyen le chemin de plaisir ouvert par les « psychonautes » (contemporains des astronautes et autres cosmonautes) de la fin du siècle dernier. Il appelle de ses voeux un avenir plutôt rose dans lequel, instruits par une information dispensée par les pouvoirs publics, conscients que « la meilleure façon d'apprécier une chose quelle qu'elle soit est de ne pas en abuser, de savoir s'en servir et de connaître ses limites », « les gens apprendront progressivement à gérer cette liberté nouvelle ».
Finalement, il s'agit dans les deux cas d'éviter la dépendance et d'accéder au moins à l'autonomie sinon à la liberté, même si le chemin proposé par le premier auteur risque de sembler moins hasardeux à beaucoup de lecteurs.

« Tu ne seras pas accro, mon fils ! », Dr Jean-Claude Matysiak, Albin Michel, 157 pages, 12,50 euros.
« Drogues à la carte », Michel Hautefeuille, Payot, 14,95 euros, 245 pages.

Pour les éducateurs chrétiens


Résultat d'une longue réflexion sur les drogues et la toxicomanie, le livre présenté par le Conseil pontifical pour la pastorale de la santé a pour but de venir en aide aux « éducateurs chrétiens » et aux « agents pastoraux » dans « leur tâche d'éducation et de prévention ». Là encore, il s'agit de trouver les moyens d'éviter les dépendances et d'accéder à la liberté de l'individu.

« Eglise, drogue et toxicomanie », Conseil pontifical pour la pastorale de la santé, Bayard éditions/Cerf/Mame, 270 pages, 10 euros.

Dr Dominique BRILLAUD

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7152