De la conquête à l'exercice du pouvoir

Publié le 17/06/2002
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Aidé de conseillers qui ne sont pas dépourvus de sens tactique, Jacques Chirac a conduit avec une précision de métronome et un sang-froid remarquable une campagne électorale en quatre temps qui restera un modèle du genre.

Certes, il n'avait pas prévu le choc du premier tour des législatives, dont il semble avoir sincèrement déploré l'effet sans précédent : l'élimination du candidat socialiste au profit de Jean-Marie Le Pen. Mais, à partir du 21 avril, il a conduit la bataille en stratège napoléonien.
Il ne lui était pas difficile de comprendre ce qui tombait sous le sens, à savoir que, de toute façon, il ne ferait qu'une bouchée de M. Le Pen. Mais il aurait pu s'estimer ligoté par sa dette envers la gauche. On était fondé à le croire dès lors qu'il approuvait les manifestations quotidiennes qui ont jalonné l'entre-deux-tours de la présidentielle. Le 6 mai, il n'avait pas plus tôt remercié les démocrates de l'avoir réélu, incluant dans sa gratitude la gauche qui s'est massivement portée sur son nom, qu'il faisait le choix inverse de celui que dictait son score, plus de 82 %. Plus que jamais président de tous les Français, mais convaincu à juste titre que la gauche ne lui ferait pas un deuxième cadeau aux législatives (elle n'avait pas à le faire), il a décidé de rester chef de camp ou de clan en se servant, au mieux de ses intérêts, de la Constitution et du scrutin majoritaire à deux tours.
Il lui fallait un parti regroupant un maximum de candidats de droite, il l'avait ; il ne pouvait courir le risque d'une déperdition des voix de la droite, il a donc écrasé le mouvement incarné par le bon François Bayrou ; il s'est clairement inspiré de la formule de Giscard : deux Français sur trois. Il ne peut y avoir de parti vainqueur aux législatives qui ne soit un mouvement ample et rassembleur, un instrument irrésistible de conquête du pouvoir, muni du rateau le plus large possible.
Et s'il a solennellement repoussé toute tentation de pactiser avec le Front national, c'était parce qu'il devait quand même tenir compte de la nature du vote qui venait de le plébisciter ; mais c'était aussi parce que, après l'avoir si bien battu, il voulait l'écraser, mieux : lui prendre une partie de son électorat. Il y est parvenu.

Pas né d'hier

Bien : voilà une affaire rondement menée. Mais l'histoire abonde d'hommes politiques dont la technique de conquête du pouvoir est éblouissante, mais qui, une fois dans le saint des saints, commettent bourde sur bourde. On pense, par exemple, à Jimmy Carter, petit gouverneur démocrate de Géorgie qui ne s'est fait une renommée internationale qu'à quelques semaines de l'investiture de son parti, en 1976. Une fois élu, il a été brisé par ses fonctions. 1976-1980 comptent parmi les années les plus mornes des Etats-Unis sur les plans économique et politique.
M. Chirac doit donc éviter le parcours de Carter. La différence, c'est qu'il n'est pas né d'hier : il n'existe pratiquement pas de fonction gouvernementale qu'il n'ait exercée. Il a été ministre plusieurs fois, Premier ministre deux fois et président de la République. Ce n'est pas vraiment un homme neuf. On peut donc le juger à l'aune de son passé : par exemple, on l'a vu, comme Carter en 1980, ployer en 1997 sous le poids accablant d'une économie qui ne se décidait pas à repartir.
Mais attention : non seulement les comparaisons ont leurs limites, mais Jacques Chirac dispose d'atouts politiques exceptionnels. Il a, en effet, deux mandats du peuple : ses 82 % « personnels » et sa grosse majorité parlementaire. En outre, il a administré la preuve que la droite contient mieux l'extrême droite que la gauche. Enfin, il tire un profit du désaveu infligé par le peuple à la gauche, laquelle a pourtant adopté une série de mesures sociales, des 35 heures à la CMU, en passant par l'APA, sans compter ses réformes morales, comme la contraception, l'avortement et les droits des malades : ces dispositions auraient dû enthousiasmer l'électorat.

Le temps des réformes

Mais il s'agit encore de cartes politiques qui témoignent de la chance de Chirac, de la finesse de son analyse, de son adéquation avec ce qu'on pourrait appeler l'esprit ou la mentalité de la France profonde, qui n'est pas nécessairement celle qui s'agite et hurle dans les rues de Paris. Il ne s'agit pas encore de ce plan de réformes profondes dont le pays a besoin.
Les Français ne le savent pas nécessairement, eux que divisent plusieurs lignes de partage : elles séparent ces nouveaux nantis que sont les salariés bénéficiant de tous les acquis sociaux que la République a déversés sur eux depuis cinquante-sept ans, des fonctionnaires, dont les privilèges coûtent cher au secteur privé, ou encore de quelques catégories professionnelles, agriculteurs ou autres, qui vivent grâce souvent de subventions.
Il y a deux France : l'une travaille 35 heures, prend ses vacances, reçoit des prestations sociales de toutes sortes (allocations familiales, remboursement des soins, aide au logement, aide scolaire) et, bon an mal an, améliore son sort ; l'autre subit sa détresse : chômeurs, exclus, SMICards, travailleurs à qui le travail n'offre pas une vie décente, immigrés ou descendants d'immigrés maintenus dans leurs ghettos depuis un demi-siècle et gagnés par la tentation de la violence ou du fanatisme.
Si Chirac a encore de la chance, son nouveau et dernier règne coïncidera avec une croissance assez forte et assez durable pour satisfaire les revendications. Par exemple, si le plein emploi existait en France, même le gouvernement de M. Jospin n'aurait pas refusé le C à 20 euros, tout simplement parce que l'assurance-maladie aurait eu les moyens de payer. L'emploi est la clé de tout. Et quand Jospin dit qu'il a sous-estimé le problème de l'insécurité parce qu'il croyait que la croissance en réduirait la dimension, il ne se livre pas à une analyse erronée. Là où Jospin s'est trompé, c'est quand il a crié victoire au sujet des emplois créés, en oubliant les deux millions deux cent mille chômeurs que la croissance économique, pourtant forte, des années 1997-2001, n'a pas réussi à mettre au travail.

Un supplément de bonheur

Jacques Chirac peut-il, doit-il, confier la gestion des affaires intérieures à son Premier ministre pour que lui-même puisse se concentrer sur la politique étrangère et la défense ? Bien entendu, dans le monde très dangereux où nous sommes aujourd'hui, il ne faut négliger ni la sécurité extérieure, ni l'Europe, ni nos relations avec l'Amérique. En outre, il est bien possible que le chef du gouvernement soit plus qualifié que le président pour régler les crises intérieures. Mais un chef d'Etat est jugé, en définitive, sur le supplément de bonheur qu'il est capable d'offrir à ses concitoyens.
Chirac est-il un homme de cette envergure ? Peut-il éviter ce troisième tour social que lui ont promis les forces qui lui sont hostiles ? Ce vieux routier de la politique, certes plein d'énergie, mais tout de même rompu à toutes les roueries de l'exercice du pouvoir , et essouflé par quarante ans d'une carrière qui, forcément, n'aurait pas été aussi longue s'il n'avait ourdi tous les complots, accepté les compromis les plus cyniques, digéré ses défaites, attendu son heure, guerroyant sans cesse à l'intérieur et à l'extérieur du pouvoir, cet homme-là trouvera-t-il le courage de faire en quelque sorte ce qu'il n'a pas promis ? Saura-t-il faire son devoir, c'est-à-dire imposer la réforme au peuple ? Osera-t-il briser le diktat de la fonction publique ? Réformer les retraites sans appauvrir les retraités ? Sauver l'assurance-maladie tout en payant décemment les professionnels de santé ? Lancer une politique de l'emploi qui pulvérise les tabous sociaux ? Donner au chômeurs et aux exclus un accès à l'emploi ou à une vie décente ? Affronter des syndicats de salariés qui n'attendent que d'en découdre ? Sauver les Français des sophismes, des contre-vérités, des croyances erronées, de l'instinct grégaire, du politiquement correct, de cette irresponsabilité collective où, ne craignons pas de le dire, la gauche les a maintenus ?
Ce n'est pas un homme qu'il faut pour accomplir cette tâche, c'est un démiurge. Il est vrai que de Gaulle est revenu au pouvoir en 1958 à peu près à l'âge que Chirac a aujourd'hui. Toutefois, le gaulliste Chirac n'équivaut pas à de Gaulle et, s'il tente de s'en inspirer, il ne prétend même pas lui ressembler. Aussi bien a-t-il une tâche différente à accomplir.

Richard LISCIA

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7148