Tollé à Niort. Saisi par des plaintes d'assurés sociaux, le directeur de la caisse primaire d'assurance-maladie (CPAM) des Deux-Sèvres, Yves Lucas, s'en est pris publiquement aux nombreux médecins spécialistes de son département qui exigent un DE (ou dépassement d'honoraires pour exigence particulière du malade) de 7 euros chaque fois qu'un patient « ne veut pas attendre trois mois pour obtenir un rendez-vous ».
Ces dépassements concernent, selon lui, « 70 % » des gynécologues médicaux et ophtalmologistes et « 100 % » des pédiatres. « D'autres spécialités (cardiologues, dermatos) pratiquent aussi le DE mais dans de moindres proportions », indique le directeur de la CPAM de Niort. « La majorité arrondit la consultation à 30 euros mais je commence à relever des DE de 10, voire de 20 euros », s'insurge Yves Lucas. Pour certains, le DE porte « sur 25 à 50 % de leur activité. »
L'intervention du président de la CNAM
Unique gynécologue libéral à Thouars, le Dr Eric Braud applique « un DE de 10 euros » aux patientes qui lui demandent un rendez-vous « après 17 heures, quel que soit l'acte (pose d'un stérilet, échographie..) ». Il ne fait que « suivre, dit-il, les consignes d'utilisation large du DE données en début d'année par la CSMF et le SYNGOF [premier syndicat de gynécologues et obstétriciens, NDLR] ». Le DE permet une « juste rémunération » de ses « 70 heures de travail par semaine, courrier administratif et FMC compris ».
« Dix euros, cela équivaut à 2 ou 3 paquets de cigarettes, et cela paraît globalement acceptable pour mes patientes », souligne le Dr Braud. S'il devait recevoir un jour une menace de sanctions, il « prendrait (ses) dispositions pour travailler moins et fermerait (son) cabinet à 17 heures ».
« Avant d'entrer dans une phase plus coercitive », Yves Lucas mise sur « sa phase de négociation avec la profession au niveau local ». Il entend « laisser le temps aux praticiens de s'approprier l'accord national du 10 janvier » conclu entre les caisses et quatre syndicats médicaux en vue de préparer la future convention d'ici au 31 mars.
Il n'en déplore pas moins « la déconnexion entre les tarifs de la Sécurité sociale et les tarifs réellement pratiqués, contrairement à ce qui a été négocié ».
En attendant, l'affaire des Deux-Sèvres a paru suffisamment grave au président de la Caisse nationale d'assurance-maladie (CNAM), Jean-Marie Spaeth, pour qu'il dénonce « l'illégalité » dans laquelle se mettent les médecins impliqués. La CNAM a précisé, dans un communiqué, que de telles pratiques « s'inscrivent en totale rupture avec l'esprit même du contrat conventionnel » et violent le droit de la concurrence « qui condamne les ententes illicites ».
En outre, affirme la caisse, ces pratiques tarifaires rompent l'égalité d'accès aux soins et « ne sont pas conformes à la plus élémentaire déontologie qui exige a minima de prendre en compte la nature et les justifications médicales de la demande des patients ».
La Mutualité française, qui fédère 3 000 mutuelles françaises couvrant 36 millions de personnes, accuse les médecins concernés de « prendre en otage les patients » et d' « instaurer une médecine à deux vitesses ». La Mutualité demande donc à l'assurance-maladie « de prendre sans délai les sanctions qui s'imposent » contre ces praticiens qui se « placent de fait hors du champ conventionnel ».
La CNAM prévient d'ailleurs qu'elle « ne saurait admettre sans réagir la politique du fait accompli » et étudie donc, « en concertation avec la CPAM de Niort et les pouvoirs publics, toutes les suites juridiques qu'il conviendra d'apporter à cette affaire si les praticiens ne mettent pas fin sans délai à de telles pratiques ».
Quant aux médecins, ils ont plutôt tendance à voler au secours des confrères mis en cause. L'UMESPE-CSMF, première organisation syndicale de médecins spécialistes libéraux, « soutient les confrères qui avertissent leurs patients des différentes modalités de rendez-vous qu'ils proposent ». Pour l'UMESPE, « ces praticiens sont fondés à demander des dépassements d'honoraires aux patients demandant des rendez-vous rapprochés » et « en dehors de toute urgence médicale ». L'UMESPE-CSMF annonce d'ores et déjà qu'elle « sera aux côtés de tous les praticiens injustement harcelés par les caisses d'assurance-maladie ». Le Dr Dinorino Cabrera, président du syndicat SML, se montre plus nuancé sur la question. Si les médecins « doivent bénéficier d'un temps libre au-delà de 35 ou 39 heures de travail », ils doivent aussi « pouvoir prendre un patient en urgence » et proposer « une répartition harmonieuse de tranches horaires, afin que chacun puisse trouver un créneau en tarif opposable ». « Les médecins ne doivent pas non plus tomber dans l'entente illicite sur le montant du DE, sinon il n'y a plus de système concurrentiel », ajoute le Dr Cabrera.
Pour le Dr Bernard Cristalli, vice-président de la Conférence nationale des associations de médecins libéraux (CNAMLIB), qui fédère « plus de 4 000 » praticiens et milite en faveur d'une revalorisation des consultations à leur juste prix économique, « il est normal que (les médecins libéraux) organisent leur temps de travail comme ils l'entendent et puissent bénéficier de temps de repos alors même que la durée de travail légale en France est de 35 heures ». Membre, lui aussi, de la Coordination nationale des médecins spécialistes et du syndicat FMF, le Dr Cristalli souligne que la durée de travail des médecins « n'est pas extensible et dépasse déjà largement les 40 heures hebdomadaires ».
L'embarras de l'Ordre
Le Pr Jean Langlois, président du Conseil national de l'Ordre des médecins, rappelle pour sa part que « le montant des honoraires doit être exprimé avec tact et mesure » et que « le malade a le droit d'être informé avant les soins ». Pour autant, « le dépassement n'est pas interdit », sauf « en cas d'urgence ». Le Pr Langlois semble assez gêné par cette affaire, dans le contexte actuel de « sortie de crise médicale, où la moindre étincelle risque de remettre le feu aux poudres ».
Pour le président du SML, l'affaire des Deux-Sèvres démontre en tout cas que le dossier des espaces de liberté tarifaire est « un point épineux à régler de toute urgence » dans les négociations avec les caisses sur la future convention.
Les faits semblent lui donner raison puisque d'autres caisses primaires d'assurance-maladie observent depuis quelque temps une recrudescence de dépassements tarifaires chez les spécialistes de secteur I, de façon généralisée ou dans des spécialités en proie à une pénurie démographique. Sont concernés notamment l'Indre et la Nièvre, départements caractérisés par une faible densité de médecins spécialistes (autour de 80 spécialistes pour 100 000 habitants, soit moitié moins que la moyenne nationale).
Fief de la CNAMLIB (« le Quotidien » du 24 octobre et du 13 janvier), l'Indre est habitué depuis plus d'un an et demi aux dépassements tarifaires. Selon la CNAMLIB, 95 % des spécialistes de ce département recourent très souvent au DE et facturent leurs consultations « 30 euros au minimum » (au lieu de 22,87 euros). La Caisse de l'Indre ne confirme pas ce chiffre mais reconnaît qu'elle a dû envoyer « une lettre de mise en garde ». Pour l'heure, la CPAM attend l'issue des négociations conventionnelles avant de sévir.
Dans la Nièvre, « entre 70 et 80 % des spécialistes de secteur I pratiquent largement le DE : les consignes sont bien suivies », selon Pascal Olejniczak, directeur de la CPAM de Nevers. La caisse n'a toutefois reçu « aucune plainte d'assurés à ce jour ». Après un premier rappel à l'ordre en décembre par courrier, la CPAM de la Nièvre « attend maintenant le positionnement des syndicats locaux par rapport à l'accord du 10 janvier ». Son directeur avisera ensuite, « sans surenchère mais avec fermeté ».
Dans l'Ariège, « une dizaine de spécialistes pratiquaient le DE en fin d'année » (sur les 88 installés) , précise Jérôme Vives, en charge des relations avec les professionnels de santé à la CPAM de Foix. « Ils semblent moins nombreux en début d'année, mais on manque de recul au niveau statistique », nuance Jérôme Vives. La CPAM se dit « en phase d'observation » et ne « veut pas mettre de l'huile sur le feu » avant de mesurer les effets de l'accord national du 10 janvier.
Enfin, dans la Vienne, la CPAM de Poitiers a observé fin 2002 des dépassements, surtout chez les ophtalmologues (40 % des effectifs en secteur I), sur « 20 à 60 % de leur activité ». La directrice de la caisse, Nadine Galinat, constate que « certains continuent leurs dépassements en janvier », selon les premières statistiques dont elle dispose sur la période. Elle vient d'envoyer une lettre aux intéressés pour « leur rappeler leurs obligations », sans évoquer encore de procédure de sanctions.
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