Livres
Une bande de copains, une bande de tueurs (dr)
Jean Hatzfeld est poursuivi par cette page d'histoire brève et sauvage. On le serait à moins. Il y a trois ans, il nous avait déjà interpellés en publiant « Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais », qui donnait la parole aux rares rescapés tutsis de la commune de Nyamata, au Rwanda ; là, en cinq jours seulement, environ 50 000 Tutsis, sur une population d'environ 59 000, avaient été massacrés à la machette, « tous les jours de la semaine, de 9 h 30 à 16 heures, par des miliciens et voisins hutus ». Ces mêmes massacres sont encore le point de départ de ce livre, à la différence que les « héros » sont justement les tueurs des parents de ces rescapés, leurs voisins.
L'ouvrage est très intelligemment construit, qui intercale les témoignages de ces hommes aujourd'hui condamnés et les réflexions de l'auteur en tentant d'aborder toutes les questions que posent la décision et la mise en uvre d'un tel génocide.
Ils s'appellent Pancrace, Pio, Fulgence, Adalbert, Alphonse, Elie, Léopord, Jean-Baptiste, Ignace, Joseph-Désiré... On les écoute, et l'on peut même mettre un visage sur leurs récits car ils ont tous, excepté un, accepté de poser pour une photo de groupe.
Leurs mots se passent de commentaires - et les questions restent entières :
« Nombre de cultivateurs n'étaient pas lestes en tueries, mais ils se montraient consciencieux... Au début, on coupe avec timidité, puis le temps nous aide à nous habituer... Au fond, un homme c'est comme un animal, tu le tranches sur la tête ou sur le coup, il s'abat de soi... Le gourdin c'est plus cassant, mais la machette est plus naturelle. Le Rwandais est familiarisé avec la machette depuis l'enfance... J'ai vu des papas qui enseignaient à leurs garçons comment couper... Les tueries pouvaient bien être assoiffantes, éreintantes et souvent dégoûtantes. Toutefois elles étaient plus fructifiantes que les cultures... Au début, c'était obligatoire, par après on s'est habitués. On est devenus naturellement méchants. On n'avait plus besoin d'encouragements ou d'amendes pour tuer, ni même de consignes ou de conseils... Tu pouvais bien feindre, traînailler, prétexter, payer mais surtout ne pas t'opposer en mots. Ce devait être la mort si tu prononçais ton refus catégorique, même en catimini, à ton avoisinant..."
La machette plus efficace que l'Holocauste
Jean Hatzfeld se défend de porter un quelconque jugement. Il note seulement que si, « au fil du temps, l'hostilité s'estompe peu à peu », la méfiance qu'il ressent ne se dissipera jamais. Simplement, il essaye de mettre en ordre leur discours et d'en tirer les lignes de force, en comparant notamment le génocide rwandais, son origine, sa planification et son exécution, avec l'Holocauste. Non sans s'étonner que, bien qu'étant à la fois un génocide de proximité et un génocide agricole le génocide tutsi, malgré une organisation sommaire et un outillage archaïque, s'est révélé d'une efficacité bien supérieure à celui du génocide juif et gitan.
Au fil des pages, on apprend ainsi comment la bande de copains a fait l'apprentissage de la tuerie, avec quel encadrement, les sanctions prévues pour les moins efficaces et les avantages consentis aux meilleurs, comment les femmes ont vécu ces massacres, le sentiment d'impunité et de liberté procuré par le départ des casques bleus et les encouragements des autorités ; également ce qu'il en est des éventuels regrets et remords, du pardon, de la haine, des arrangements avec Dieu...
Beaucoup de mots, simples et souvent joliment imagés, pour dire l'indicible. Et au bout du compte, autant de questions que de réponses, pour l'auteur comme pour le lecteur. Laissons alors, comme Jean Hatzfeld, le mot de la fin à Alphonse : « A la fin de cette saison des marais, on était trop déçus d'avoir raté. On était découragés de ce qu'on allait perdre, on était très apeurés de la mauvaise fortune et la vengeance qui nous tendaient les bras. Mais au fond, on n'était fatigués de rien. »
Editions du Seuil, 318 p., 19 euros.
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