VISAGE CARRÉ, cheveux ras, carrure athlétique, Sebastio José Filho, la trentaine, a le physique d'un champion de lutte. D'ailleurs, ce kinésithérapeute acupuncteur donne aussi des cours de taïkoundo???. De quoi imposer le respect dans la favela Rocinha, la plus grande de Rio, avec ses 200 000 habitants. Il y a deux ans, l'Amabib (association Moradurese Amijos de Bairro Barcelor), l'une des principales structures communautaires, l'a élu à sa tête, lui confiant la responsabilité du Posto de saude, le centre de soins.
Au bas de la via Appia, la principale artère qui traverse de bas en haut la favela Rocinha, c'est une baraque d'une demie douzaine de pièces, la plupart aveugles, repeintes de frais ; les praticiens s'y relaient selon un planning connu de tous les favelados (habitants de la favela) : lundi, c'est le dentiste, mardi l'ORL, mercredi le pédiatre, jeudi le généraliste, vendredi le psychologue et l'accupuncteur. « Nous recevons entre 80 et 120 patients par jour, rapporte Kleidi, l'infirmière qui reçoit tous les jours ; les principales maladies observées sont les diarrhées, les infections respiratoires, tuberculose en tête, ainsi que les affections dermatologiques comme la gale. »
Et la drogue ? Kleiby sourit. Elle fait signe de la main que, non, elle n'a rien à dire. Il y a des questions à ne pas poser. La drogue, lorsqu'on s'aventure dans la plus grande, la plus connue des 700 favelas de Rio de Janeiro qu'est Rocinha, accrochée aux flancs vertigineux de la colline, au nord-ouest de la mégapole, avec une vue imprenable sur la plage Leblond et, un peu plus loin au sud, la plage de Copacabana, la drogue est omniprésente : non pas visible, mais ostensible. Sur la via Appia, les narcotrafiquants ferrent le chaland sans précaution particulière, offrant cocaïne et marijuana à une clientèle toute acquise. Depuis la fin de « la guerre », comme on dit pour évoquer l'affrontement entre les gangs qui a fait l'an dernier près de 5 000 victimes, en majorité des jeunes, la police ne se risque plus guère à Rocinha. C'est tout juste si une voiture stationne en bas de la via Appia. Ici commence un autre monde, avec sa loi et ses dirigeants propres, les trafiquants, « la ville informelle », selon la formule des sociologues, par opposition avec « la ville formelle ».
Les pleins pouvoirs des narcotrafiquants.
« Des petits dealers aux caïds, les narcotrafiquants forment tout au plus 1 % de la population », estime Barbara Olivi, une Italienne qui a fondé il y a cinq ans « Le sourire de mes enfants ». C'est une ONG qui prend en charge les petits favelados jusqu'à 6 ans. « Mais ce sont eux qui exercent les pleins pouvoirs. » Un pouvoir qu'ils se partagent sauvagement. Si la guerre qu'ils se sont livrée en 2004 est censée avoir pris fin, si le petit peuple de Rocinha grouille dans le labyrinthe des venelles avec une nonchalance apparemment enjouée, les pétarades n'en sont pas moins incessantes. Plus personne n'y prête attention. Simples pétards allumés pour signaler des allées et venues entre bandes, explique-t-on, mais, de loin en loin, des rafales crépitent et, comme dans un mauvais film, nous nous faisons bousculer par un gaillard brandissant une kalachnikov, escorté de deux comparses qui tiennent en joug leurs poursuivants avec des armes de poing.
N'en déplaise aux amis du petit peuple des favelas qui voudraient tellement en finir avec la funeste réputation de ces collines, la violence reste omniprésente avec son corollaire, la ghettoïsation des lieux. Tout défenseur qu'il est des défavorisés, le président Lula n'a jamais visité Rocinha.
« C'est une autre planète, estime Fabio, un étudiant de 19 ans qui, comme la plupart des dix millions de Cariocas, ne s'est jamais aventuré dans aucune favela. Les narcotrafiquants n'ont pas qu'un rôle négatif, poursuit-il, ils prennent en charge des programmes d'éducation pour les habitants et financent des actions publiques. Mais le trafic, c'est forcément violent. »
Dans ces conditions, la venue de Jean-Paul II, en 1980, reste gravée dans les esprits. « La favela, même à l'intérieur de Rio, est un univers autarcique, résume un chargé d'affaires du consulat de France. Les actions publiques n'y pénètrent matériellement pas. » Une école a bien été ouverte, qui porte le nom d'Ayrton Senna, la municipalité de Rio l'a construite à l'extérieur de la favela, coincée entre le périphérique et une station d'épandage des égouts de la ville. L'hôpital le plus proche, Miguel Conto, est à un quart d'heure à pied, mais de toute manière, le SUS (système unitaire des soins, qui est censé offrir la gratuité à tous) est en situation de quasi faillite, il faut huit semaines pour obtenir un rendez-vous et les médecins, pour survivre, rapporte Barbara Olivi, doivent tenir jusqu'à huit postes à la fois.
Certes, la municipalité a bien ouvert un centre de soins tout en haut de la favela, mais son rôle se limite surtout à des programmes de vaccination, destinés à la fois aux humains et aux chiens, ajoute l'humanitaire italienne.
Le centre communautaire assure donc l'essentiel de la prise en charge médicale. « Le gouvernement nous verse une subvention mensuelle de 3 800 rials (1 300 euros environ), un montant inchangé depuis 1994, et cela lui permet de dire à la population qui se plaint que ce sont les associations qui dilapident les fonds publiques ! », s'insurge Sebastiao José Filho. Parfois, l'absence de tout service public est cruciale, comme le jour où une jeune femme est morte subitement en pleine rue ; son corps est resté gisant sur le bitume des heures durant, la morgue ne s'est décidée à venir l'enlever que lorsque la communauté a remis les fonds pour payer leur déplacement.
Cinq favelados sous trithérapie.
Les soins sont assurés au minimum. Cinq habitants seulement viennent chercher régulièrement des médicaments antisida. Ils proviennent de la récupération effectuée chez des patients décédés. Et l'association communautaire est souvent en rupture de stock, comme c'est encore le cas lors de notre visite.
Pour les soins dentaires, raconte le président d'Amabib, le dentiste doit demander aux patients de se procurer par eux-mêmes pansements et produits nécessaires à l'intervention, s'ils veulent être pris en charge.
Que font les ONG médicales ? La dernière, une organisation néerlandaise, a plié bagages en 1993. Une autre, nous dit-on au consulat, a défrayé la chronique l'an dernier, avec un médecin censé effectuer pour son compte une évaluation dans la favela ; il s'agissait en réalité d'un narcotrafiquant qui usait de cette couverture humanitaire.
Comment expliquer pareille situation d'abandon ? « Je vous répondrais par une autre question, s'emporte Sebastiao José Filho : est-ce que vous connaissez des endroits où cela peut rapporter de soigner les gens ? » Et le kinésithérapeute de dénoncer « ceux qui empochent des millions pour venir nous apporter quelques boîtes de comprimés ! »
Gouvernement et ONG médicales, il les met indistinctement dans le même panier. « Nous enrageons, mais nous préférons encore mourir plutôt que d'aller mendier auprès de quiconque », tempête-t-il.
Dans l'école primaire ouverte par Barbara Olivi, rue de la Liberté, la soixantaine d'enfants qu'encadrent huit adultes s'appliquent sur leurs cahiers, proprement vêtus, apparemment bien nourris, en bonne santé, heureux de vivre, comme la plupart des autres habitants de Rocinha. « Il y a même un dogme qui s'est forgé au sujet de nos enfants, note Sebastiao José Filho. Les enfants de la ville informelle seraient doués d'une agilité motrice supérieure à ceux de la ville formelle. En fait, je suis en train de terminer une analyse comparative effectuée auprès de 120 sujets, à partir d'une batterie de tests de Victor Fonseca. Les résultats seront publiés dans trois mois, mais il apparaît déjà que les petits favelados sont physiquement plus forts, et non pas particulièrement plus agiles que les autres, simplement parce qu'ils sont plus entraînés. »
Il faut les voir en effet cavaler du matin au soir dans les ruelles, transportant sur le dos les parpaings et tous les matériaux nécessaires aux nouvelles constructions. « L'entraînement » ne leur laisse aucun répit. Car la favela est un chantier sans fin. Sur ses quatre kilomètres carrés en pente raide, elle ne cesse d'élever ses habitations sommaires dans le ciel de Rio, avec une vue de plus en plus plongeante, à mesure qu'elle escalade la colline, sur les villas et les piscines de milliardaires qui bordent l'océan. Le soir, quand le soleil se couche en incendiant Rocinha de ses lueurs prodigieuses, les favelados descendent volontiers sur la plage. Et souvent, raconte Barbara Olivi, « le spectacle est tellement sensationnel qu'il leur arrive de se lever tous ensemble pour l'applaudir. » Quant à lui, Sebastiao José Filho explique qu'il a fait le choix de rester dans la favela, « ni avec les bandits ni avec les brigands, pour que tout le monde apprenne à vivre ici dans la dignité ».
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