LE QUOTIDIEN
Comment se manifestent les progrès des trente dernières années dans le domaine cinématographique ?
DANIEL TOSCAN DU PLANTIER
Le cinéma a eu à affronter, au cours de ces dernières années, un certain nombre d'enjeux à la fois technologique, économique et culturel. Et l'on peut dire qu'il les a tous surmontés. L'enjeu technologique a été l'arrivée de l'image électronique et le développement du multimédia. La télévision, aujourd'hui numérique - ainsi que le réseau Internet, qui, un jour ou l'autre, portera probablement des films - constitue une concurrence très violente pour le cinéma, au sens salle du cinéma, qui a perdu l'exclusivité du film. Mais le cinéma français a été probablement le seul, avec celui des Américains (je ne parle ici que du cinéma occidental, en mettant de côté le cinéma indien), à organiser ce que l'on appelle la chronologie des médias. Par la voie réglementaire, le cinéma français a obtenu de rester la première étape de diffusion du film. Le film sort avant tout en salle pour être ensuite diffusé sur les chaînes de télévision payantes, celles des télévisions publiques. Le cycle de diffusion du film se termine par sa sortie en vidéo, ou en DVD. La vitalité du cinéma français a été maintenu grâce à cette prérogative qu'ont les salles de projection.
La contrainte législative est-elle donc nécessaire pour préserver le cinéma ?
Je le pense. En France, le cinéma a, depuis plus de cinquante ans, toujours fait l'objet d'une réglementation. Cela lui a donné la capacité de s'autofinancer grâce à une redistribution des revenus au sein de la profession et à des règles du jeu favorables établies entre télévision et cinéma. En outre, l'obligation faites aux télévisions de participer au financement du cinéma sous forme de coproduction, de préachat a été bénéfique pour le film français.
Une présence culturelle
Le cinéma français et le cinéma américain se sont sortis différemment de ce péril médiatique. Comment expliquez-vous cette divergence ?
Le cinéma américain a connu un triomphe que n'a pas eu le cinéma français. Après la guerre, profitant du démantèlement de l'Europe, les Etats-Unis ont organisé des réseaux de distribution qui dominent aujourd'hui le marché mondial. Le cinéma français a mieux organisé sa survie dans son propre pays. Mais il a également réussi à préserver une présence culturelle et médiatique auprès d'une clientèle plutôt élitaire, ce qui fait que le cinéma français est considéré comme un cinéma éminent de festivals, de salles d'art et d'essai.
En termes de distraction populaire pour les enfants et les adolescents, le cinéma américain reste imbattable. Vouloir se comparer à lui suppose des investissements considérables dans des réseaux de marketing très complexes et très lourds qui ne seraient pas justifiés pour le seul cinéma français. Il aurait fallu que l'Europe s'organise et c'est sur ce point que réside, pour le moment, le principal échec. Le cinéma français progresse assez intelligemment dans le cadre d'une hégémonie américaine qui s'impose presque comme une loi physique de domination. En revanche, l'Europe, qui a su faire des avions, des banques, des laboratoires, beaucoup de choses en somme, n'a pas su construire un cinéma en commun.
Comme au temps de Méliès
Sur le plan technologique, quel a été le plus grand bouleversement ?
Technologiquement, le cinéma n'a pas cessé d'évoluer, avec le son numérique par exemple. Mais on ne peut pas dire que la manière même de faire des films ait changé depuis les frères Lumière. Maintenant, on commence à tourner en vidéo mais le grand cinéma est encore fait sur film.
Qu'en est-il des effets spéciaux ?
Vous savez, Méliès existait avant Spielberg. Le cinéma est un artisanat. Pour ce qui est de la fabrication du film, on ne peut pas dire que les progrès technologiques changent radicalement quelque chose. Le cinéma se fonde toujours sur un scénario écrit, sur le travail des acteurs. Je ne pense pas qu'il y ait des progrès en termes de création. Il y en a certainement en termes de diffusion.
Les avancées technologiques n'apportent-elles donc rien à la création ?
Les aventures interplanétaires, Méliès les avait déjà imaginées dans un fond de cour avec une toile peinte. Je ne dis pas que Spielberg ne réalise pas des films plus extraordinaires. Toutefois, l'émotion et l'imagination ne sont pas un problème de technologie, mais un problème de création. Picasso n'est pas un progrès sur Léonard de Vinci. La technologie permet simplement de réaliser des choses qui, autrefois, étaient faites autrement. « Autant en emporte le vent », qui a maintenant plus de cinquante ans, reste toujours un grand spectacle. On pourrait peut-être le faire aujourd'hui pour moins cher, en remplaçant les figurants par des images de synthèse. Mais auraient-elles la même vérité ? Je continue à penser qu'il n'y a pas de progrès en création.
Tandis que les progrès de diffusion bénéficient surtout aux Américains ?
Oui, car ce sont les seuls qui ont su créer une industrie mondiale du cinéma.
Mais peut-on aujourd'hui déceler une puissance montante ?
Aujourd'hui, il existe toutes sortes de modes d'expression. Je pense toutefois que la puissance montante sera forcément l'Europe, un jour ou l'autre. Mais il faut distinguer la puissance en termes d'économie de celle en termes de création. Toute l'Asie, par exemple, est en plein réveil, le cinéma chinois, le cinéma japonais et taïwanais. Il ne s'agit peut-être pas de la montée d'un empire cinématographique, au sens commercial, mais plutôt d'un réveil des talents. Schématiquement, il y a un cinéma dominant qui contrôle environ deux tiers du marché mondial et un autre qui est fait d'une diversité de cinémas et d'artistes du monde entier, cinéma alternatif dont on peut dire que la France est le leader.
L'inconscient du public
Avec la mondialisation, peut-on redouter une certaine uniformisation de la construction du film ?
On pourrait le craindre. Mais globalisation des moyens de diffusion ne veut pas dire pour autant unification du modèle créatif. Le talent est partout et imprévisible. La globalisation a des effets tellement divers que je ne crois pas que ce soit une malédiction en soi. Evidemment, la tendance est plutôt au rabotage, mais le succès du cinéma fait appel à l'inconscient du public qu'il serait difficile de caricaturer.
Comment la demande du public s'est-elle transformée au cours de ces dernières années ?
Le public est de plus en plus ouvert à la diversité. On ne lui fera plus manger un seul plat. Avec la montée de l'éducation dans le monde, les gens manifestent plus de curiosité et d'ambition. Une partie du public est accessible à des uvres plus exigeantes. Je pense qu'il y a de la place pour beaucoup de genres. Il faut développer une grande diversité de l'offre si l'on ne veut pas qu'il y ait une seule demande. Le public ne peut pas désirer ce que l'on ne lui propose pas. L'essentiel est donc d'établir une industrie de l'offre forte et variée. Il ne faut pas noircir le tableau car, finalement, le public est plus compliqué et plus sophistiqué qu'il n'en a l'air.
Comment voyez-vous les trente prochaines années du cinéma ?
Je pense que ce sera la fin de l'hégémonie américaine. Les uvres cinématographiques, aussi diverses soient-elles, seront diffusées par des entreprises multinationales. Le public se verra proposer beaucoup plus de choix grâce à la multiplication des réseaux d'accès, y compris ceux d'Internet. Les possibilités seront multiples. Il y aura, à mon avis, un grand éclatement de la consommation. En ce qui concerne la télévision, on sait déjà que les enfants ne se satisfont plus d'une seule chaîne. D'instinct, chacun cherche son intérêt. La tendance à l'éparpillement est au moins aussi forte que la tendance à la concentration.
Un risque et une chance
Pensez-vous qu'Internet peut être un outil qui pousse vers la découverte du septième art ?
Comme tout nouvel outil, Internet est à la fois un risque et une chance. Tout dépend de la manière dont on s'y prend pour l'utiliser. Le réseau Internet peut être dangereux s'il consiste à diffuser une sorte de piratage universel et permanent des films, qui aura pour conséquence de ruiner les créateurs et les producteurs et qui aboutira à la mort de la création. En revanche, si l'on organise un système de code et de protection, internet sera une formidable opportunité de diffusion universelle que l'on ne connaît pas aujourd'hui. Mais ce sont les lois et les hommes qui décident du succès de ces choses.
De la publicité au cinéma
Né en 1941 à Chambéry (Savoie), Daniel Toscan du Plantier a commencé sa carrière dans la publicité. Il prend la direction de la publicité de « France Soir » en 1969, puis devient directeur général de Régie Presse. En 1975, il est nommé à la tête de Gaumont auprès de Nicolas Seydoux.
Pendant dix ans, il est à l'origine de plus d'une centaine de films, dont « Cousin, Cousine », de Jean-Charles Tachella, « Don Giovanni » (1979), de Joseph Losey, « La Cité des femmes » (1980), de Federico Fellini, « Danton » (1983), de Andrzej Wajda, « Fanny et Alexandre », (1983) d'Ingmar Bergman, « Carmen » (1984), de Francesco Rosi, et « Loulou » (1980), « A nos amours » (1983), « Sous le soleil de Satan » (1987), « Van Gogh » (1991), de Maurice Pialat.
Depuis 1988, Daniel Toscan du Plantier est président d'Unifrance. Créée en 1949, l'association est en charge de promouvoir le cinéma français dans le monde et a pour mission de soutenir la commercialisation et la diffusion des films français sur les marchés extérieurs. Elle regroupe plus de cinq cents membres, producteurs, réalisateurs, comédiens et exportateurs.
Au cours de ces dernières années, Daniel Toscan du Plantier a participé à la relecture des uvres de Sacha Guitry pour le cinéma et la télévision, avec la complicité des plus grands comédiens français (Jean-Paul Belmondo, Michel Serrault, Philippe Noiret), ainsi qu'à la production de « la Dilettante », de Pascal Thomas (été 1999). Il vient de terminer le tournage de l'opéra « Tosca », réalisé par Benoît Jacquot et dont la sortie en salle est prévue à la fin de l'année 2001.
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