De notre correspondant
B OB KERREY a révélé que le 25 février 1969, le commando de Navy Seals (unité de marines) qu'il dirigeait a tué « par erreur » entre douze et quatorze civils vietnamiens dans le village de Thanh Phong. Il avait alors 25 ans. Il a fait sa confession en versant des larmes, alors que personne ne lui demandait rien.
Pourtant, au moins un des hommes qu'il commandait, Gerhard Klann, estime qu'il a embelli la vérité et que, loin d'être une erreur, l'assassinat collectif a été commis de sang-froid : « Nous avons tout simplement rassemblé les habitants du village que nous avons trouvés et nous les avons exécutés. »
Du coup, l'ancien sénateur risque d'être poursuivi par la justice. Pourtant, nombre de psychologues et psychiatres américains pensent que M. Kerrey était sincère. Ils se réfèrent à l'expression de Carl von Clausewitz, le « brouillard de la guerre », qui altère les souvenirs de bataille. Le brouillard naît du stress, du sentiment de culpabilité et d'une quête inconsciente d'exonération, soit parce qu'on a commis un crime, soit parce qu'on a survécu à une sanglante bataille. Trente ans plus tard, ajoutent les chercheurs, certains souvenirs, qui vous semblent encore très aigus, ne correspondent plus du tout à la réalité des faits tels qu'ils se sont déroulés. Et quelquefois, vous êtes appelé à modifier votre propre témoignage historique, quand vous entendez la version différente qu'en donne un autre acteur.
Une guerre « pas comme les autres »
D'autres témoins se mentent à eux-mêmes, trouvent des justifications à leur conduite et croient dur comme fer à ce qu'ils disent, alors qu'il ne s'agit plus que d'un travestissement de la vérité.
Le Dr Chaim Chatan, un psychanalyste spécialisé dans le stress d'après-guerre qui, selon lui, affecte au moins 100 000 anciens combattants américains, insiste sur la spécificité de la guerre du Vietnam. « En tant que combat contre des guérilleros, elle a été très différente de la Seconde Guerre mondiale ou de la guerre de Corée. Nos soldats étaient au centre de la plus cruelle des batailles, ils ne savaient jamais d'où le danger pouvait venir, ils ne savaient pas si les civils étaient leurs alliés ou leurs ennemis. Dans une situation confuse, vous êtes soumis à un stress extrêmement violent, qui ne favorise pas le stockage des faits dans la mémoire. D'événements confus, vous gardez des souvenirs confus », affirme le Dr Chatan, qui a interrogé des centaines d'anciens combattants de la guerre du Vietnam. « La plupart déployaient des efforts sincères pour se rappeler ce qu'ils avaient vécu, explique-t-il. Pour ceux qui n'ont pas fait cette expérience, il est très difficile d'imaginer la honte et la culpabilité que ressentent les anciens combattants, soit parce qu'ils ont survécu, soit parce qu'ils ont tué d'autres hommes, amis ou ennemis. »
Un autre expert des désordres mentaux causés par la guerre, le Dr Frank Ochberg, ancien directeur du National Institute of Mental Health, estime qu'il y a des souvenirs ponctuels, violents, qui ne sont jamais oubliés et peuvent être racontés avec une parfaite exactitude. C'est plutôt l'environnement de certains faits précis, terribles et gardés intacts par la mémoire qui se modifie avec le temps. De nouveaux facteurs entrent en ligne de compte, par exemple le désir de transformer une réalité insupportable. En outre, le stress provoqué par la bataille « fait que la mémoire devient sélective. Le sujet se rappelle un certain nombre de faits et en occulte d'autres ».
« De sorte que, affirme le Dr Henry Roediger, un autre spécialiste, il se pourrait bien que Kerrey et Klann décrivent la vérité telle qu'ils la voient sincèrement. Toutefois, aucun facteur d'ordre psychique ne peut expliquer que Kerrey ait oublié qu'il a rassemblé les civils avant de les exécuter. Les conditions d'une guerre, aussi pénibles soient-elles, ne peuvent pas supprimer la mémoire et, dans une affaire de ce genre, il est impératif d'obtenir d'autres témoignages. »
La question n'est pas de savoir pourquoi Bob Kerrey a éprouvé le besoin de se confesser 32 ans après les faits, estime Gerald Nicosia, auteur d'un livre sur la guerre du Vietnam à paraître cette semaine, et qui a répondu par e-mail aux questions du « Quotidien ». La question est de savoir ce qui l'a empêché de parler de son passé pendant un temps aussi long. « Les anciens combattants du Vietnam ont participé aux pires atrocités que les Etats-Unis ont jamais commises ; une fois rentrés chez eux, ils ont constaté que personne ne voulait entendre leur histoire et que, s'ils se plaignaient de ce qu'on leur avait fait faire, leur comportement était considéré comme antiaméricain. Leur meilleure défense, c'était le silence. »
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