Coup d'arrêt à la jurisprudence Perruche

Publié le 10/01/2002
Article réservé aux abonnés
1276303271F_Img78691.jpg

1276303271F_Img78691.jpg

La jurisprudence Perruche est promise à la mort. Vive le principe selon lequel « Nul ne peut se prévaloir d'un préjudice du seul fait de sa naissance » ! C'est hier, en effet, que l'Assemblée a discuté d'un amendement du gouvernement à la proposition de loi Mattei du 13 décembre, restreignant les possibilités de saisir la justice en cas de naissance contestée d'un enfant handicapé.

Ce texte, qui s'inspire des idées du député DL des Bouches-du-Rhône, porte un coup fatal à l'arrêt Perruche du 20 décembre 2000. En édictant le précepte ci-dessus, il signifie qu'une personne née handicapée ne peut porter plainte, elle-même, contre un médecin qui n'a pas décelé son handicap pendant la grossesse ; et il lui est donc interdit d'assigner ses parents en justice pour l'avoir laissé en vie.
Cependant, la mère ou le père, voire les deux, garderont la possibilité d'intenter une action judiciaire s'il existe une faute « caractérisée » du praticien pendant la grossesse. Ce peut être le cas lors de l'emploi d'un forceps ou de gestes invasifs au cours d'une amniocentèse.
Ainsi, la responsabilité médicale ne pourra être invoquée sans faute majeure. Si le praticien n'a pas vu une anomalie génétique ou morphologique pendant la grossesse, il n'est pas nécessairement attaquable ; en revanche, s'il n'informe pas sa patiente qu'elle risque d'avoir un enfant trisomique, il est en faute.
Il est prévu également que, dans tous les cas, les organismes de Sécurité sociale « ne peuvent exercer de recours à l'encontre » d'un médecin condamné « pour obtenir remboursement des allocations et prestations versées ».
Dans l'affaire Perruche (arrêt du 17 novembre 2000), la CPAM de l'Yonne réclamait 5 345 091,94 F. Avec la nouvelle législation, les condamnés auront à payer le préjudice moral des parents, de l'ordre de 10 000 euros, et les charges matérielles induites par le handicap non financées par la société, comme l'aménagement d'un appartement. Or, ces charges se chiffrent en centaines de milliers d'euros. L'arrêt Carrez, rendu par le Conseil d'Etat le 14 février 1997, en témoigne. Il a accordé des dommages-intérêts aux parents sous la forme « d'une indemnité en capital, représentant le versement (par le CHRU de Nice) d'une rente mensuelle de 5 000 F pendant toute la vie de l'enfant », c'est-à-dire même après le décès de ses mère et père, comme le prévoit aussi la future loi.
Pour Jean-François Mattei, l'amendement gouvernemental est « très satisfaisant » sur un plan éthique et moral. « C'est définitivement l'arrêt de la jurisprudence Perruche, dit-il au « Quotidien ». Mais, je crains que les obstétriciens et les échographistes ne soient pas satisfaits pour le reste. En cas de condamnation, les charges matérielles résultant du handicap, prises en compte par l'Etat dans l'affaire Carrez, vont relever de l'indemnité assurantielle qui se substitue en la circonstance à la solidarité nationale ».
Quant à la Sécu, qui ne sera plus autorisée à demander des comptes au praticien fautif condamné, est-ce la bonne formule, se demande le président du groupe DL, alors que, comme vont s'empresser de le souligner certains, il en va différemment avec les accidents de la route et du travail ?
Nicolas Gombault, directeur général adjoint du Sou médical, émet également des interrogations à ce stade. « Comment envisager de réduire le montant de nos primes (fortement majorées pour cause de jurisprudence Perruche), explique-t-il au « Quotidien », tant qu'on ne sait pas si l'Etat, de son côté, va revaloriser de façon conséquente les prestations octroyées aux handicapés. »

Vers la reprise des échographies ?

Le Pr Israël Nisand se déclare satisfait de ce qu'un enfant né handicapé ne soit plus habilité à porter plainte en cas de faute indirecte et de ce que l'action récursoire des caisses ne puisse plus avoir lieu. Comme Syndicat des gynécologues-obstétriciens français (SYNGOF), il est disposé à appeler à la reprise des activités non urgentes de diagnostic anténatal (amniocentèse, échographies, etc.). Mais seulement si le législateur, d'ici à la fin de la session parlementaire, le 22 février, sépare, dans le cas de « l'aléa diagnostique », le préjudice moral des parents (à la charge du médecin condamné) du préjudice matériel relevant de la solidarité nationale.
Le Dr Guy-Marie Cousin, président du SYNGOF, qui parle d'un « retour à l'obligation de moyens », aimerait que figure un alinéa stipulant qu'un document sur les bonnes pratiques du diagnostic anténatal, rédigé par l'ANAES, sera diffusé et actualisé par le ministère de la Santé. Un fascicule destiné aux femmes enceintes contiendrait « les limites connues, à un moment X, de la rentabilité du diagnostic fœtal ».
A propos de la nomenclature, un décret revalorisant les actes serait actuellement prêt. Pour le moment, l'échographie morphologique à 22 semaines est cotée à 320 F, alors que le SYNGOF demande le double.
La situation des handicapés dans notre société, mise à nu par la jurisprudence Perruche, reste ce qu'elle est. « Inacceptable », dénonce le Pr Nisand qui voit dans son cabinet, de temps à autre, des femmes suisses, qui, « elles, n'ont pas besoin de poursuivre en justice leur médecin, car l'Etat prend correctement en charge les handicapés ». « La proposition rejetée de mon confrère Mattei, de créer un observatoire de l'accueil et de l'intégration des personnes handicapées, chargé d'apprécier leur situation matérielle, financière et morale, était des plus pertinentes, souligne le gynécologue-obstétricien strasbourgeois. Un tel groupement aurait présenté des mesures jugées nécessaires au Parlement et au gouvernement afin d'améliorer la vie de ces citoyens. »
« Il n'existe aucune structure d'écoute et d'accompagnement des aidants et le montant de l'allocation offerte à la famille d'une personne atteinte d'un handicap profond, recevant des soins continus de l'un de ses parents ou d'un tiers, est de 6 585 F par mois ; soit une somme très insuffisante
, écrivait le Comité d'éthique dans son avis sur l'arrêt Perruche (15 mars 2000), pour couvrir à la fois l'investissement en temps d'une personne aidante et les multiples frais engagés. »

Les experts en question

Enfin, le Pr Israël Nisand annonce au « Quotidien » qu'il entend participer à un « grand ménage parmi les experts échographistes près les tribunaux », qui sont une cinquantaine . « Il y a au sein de notre corporation des pompiers pyromanes, déplore-t-il . L'obligation de résultats, à la moindre anomalie, ils y sont favorables, sachant que c'est là une bonne solution pour provoquer une espèce de malthusianisme dans la profession. Il est temps qu'ils soient formés en médecine fœtale, de manière à se référer non à leurs sentiments mais à la littérature scientifique et médicale. Sur chaque dossier, ils devraient être deux et non plus un, et leurs expertises, c'est la moindre des exigences, doivent être transparentes et rendues publiques. »
Les sénateurs, qui examineront le 22 janvier l'amendement contre l'arrêt Perruche, auront à cœur de l'aménager, à n'en point douter, pour répondre aux voeux de tous et des handicapés en particulier.

Philippe ROY

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7042