DU FOLKLORE carabin, on croyait tout savoir : anecdotes médicales à l'humour volontiers salace, rumeurs de bizutages obscènes, parfois violents, chansons paillardes, fresques scandaleuses des salles de garde ont façonné l'image de l'apprenti médecin, facétieux et grivois. L'image ressort du stéréotype et s'oppose à celle de l'éminent spécialiste au titre prestigieux d'« Ancien Interne des Hôpitaux de Paris ». Pourtant, elle est revendiquée, voire entretenue, par les internes ou anciens internes eux-mêmes. Le site des salles de garde des anciens internes des hôpitaux de Paris, même s'il est aux seuls internes, annonce la couleur dès sa page d'entrée ; et le titre d'« ancien interne des Hôpitaux… », apposé sur les plaques de cuivre et les ordonnances des spécialistes comme un gage de leur compétence, est brandi avec fierté. «Moi, je suis, à la limite, plus fier de mon titre d'interne que de mon titre de professeur… Interne, c'est mon titre glorieux», confie un chef de service, ancien interne des hôpitaux de Montpellier (promo 1975). Tandis qu'un autre explique lors d'un discours prononcé à l'occasion du cent cinquantenaire de l'internat de Paris : «A la fin d'une carrière, même brillante, ce qui domine toujours les autres succès, même les plus enviés, les charges les plus décoratives, ce sera d'avoir été interne des Hôpitaux de Paris.»
Transformé en 2004 en examen national classant ouvert aux futurs généralistes, l'internat, instauré en 1802 sur le mode du concours d'entrée aux grandes écoles, demeure le seul moyen pour devenir spécialiste, qu'il s'agisse de spécialités médicales ou chirurgicales. Le terme est employé pour désigner le concours qui permet l'accès à la formation de l'élite médicale – le choix est fonction du classement –, mais aussi pour décrire le temps de cette formation et le domaine réservé de l'interne avec, comme lieu emblématique, la salle de garde. Le parcours des internes qui, d'étudiants au bagage théorique conséquent, mais techniquement peu qualifiés, vont devenir des professionnels efficaces et performants «ne saurait se réduire au temps de cet apprentissage spécialisé», explique Emmanuelle Godeau, médecin et anthropologue, auteure d'une enquête inédite sur les pratiques en marge des études médicales et qui fait l'objet d'un ouvrage publié aux Editions de la Maison des sciences de l'homme.
Une enquête inédite.
Son enquête menée entre 1990 et 2002 et au cours de laquelle ont été interrogés plus d'une centaine de personnes, parmi lesquelles 20 internes en titre et 48 anciens internes, dont six professeurs ou chefs de service, nommés dans dix universités différentes, tend à le démontrer. Une enquête inédite à ce jour puisque les études médicales n'ont guère jusqu'ici intéressé les spécialistes des formes coutumières d'initiation de la jeunesse en Europe et ceux qui se sont intéressés aux autres apprentissages comme ceux des classes préparatoires, des écoles d'ingénieurs, des écoles militaires, écoles normales ou ENA.
Dans « L'Esprit de corps, sexe et mort dans la formation des internes en médecine », Emmanuelle Godeau montre que le même esprit de corps se retrouve chez les médecins, les polytechniciens et des énarques mais que l'internat constitue un parcours initiatique unique en Europe et dans le monde. Un parcours unique par sa durée, puisqu'il commence dès les premières dissections, même si elles concernent l'ensemble des étudiants en médecine, se spécifie au moment de l'obtention de l'internat et des quatre années de formation sur le terrain, à l'hôpital, et se poursuit au-delà, puisque anciens internes et internes en titre se retrouvent souvent de façon régulière lors d'événements festifs, « les Revues », au cours desquels sont renouvelés les pratiques coutumières acquises au moment de l'internat.
Au moment des premières dissections, où l'intimité avec les macchabées est imposée à l'étudiant, se dessine déjà une première hiérarchisation des acteurs «qui va permettre à chacun de définir l'intensité de son engagement au sein de l'épreuve collective, de celui qui est au centre et en fait trop, paraissant transgresser une règle implicite, par exemple, en “ baffant les cadavres, en balançant leurs bras ” , voire en “ dilacérant au scalpel ” , à celle qui demeure en retrait et critique ses camarades, mais n'en participe pas moins à l'expérience en cours». Certains abandonnent d'ailleurs les études médicales à l'issue de telles expériences.
Dérisions, paroles obscènes ou blasphématoires constituent les premiers jalons d'un savoir coutumier sur la mort qui se mettra vraiment en place au moment de l'internat.
Entre baptême et enterrements.
Le « baptême », première cérémonie du calendrier coutumier de l'internat, marque la nouvelle vie de l'interne. Forme de bizutage, rarement citée dans les textes de loi ou dans la presse, qui font plutôt référence au charivari des première ou deuxième années de médecine, l'épreuve est redoutée mais jugée indispensable. Les étapes en sont codifiées : passage devant un jury d'anciens, où le nouveau est souvent sommé d'exhiber son intimité, défilés dans les rues de la ville, missions à réaliser dans l'hôpital, gages où la «thématique sexuelle et obscène» domine le plus souvent, premières chansons à caractère pornographique, premières cuites, premières projections de nourriture sur les fresques murales. Il n'était pas rare que, au cours de la soirée de baptême, des prostituées soient invitées à participer aux festivités, au grand dam des directeurs d'hôpitaux, pratique qui a aujourd'hui disparu, en partie du fait de la féminisation de la profession. Le thème du passage est souvent présent, comme à Nîmes, où les internes mettent en scène l'accès des jeunes à leur nouveau statut en suivant le modèle de la naissance biologique au travers de la représentation d'une vulve béante autour d'un passe-plat. Une représentation hyperéaliste – on reconnaît l'interne qui servi de modèle – qui, selon l'auteur, prend une signification particulière : «C'est non seulement entre les mains d'internes plus âgés, mais aussi et très explicitement à travers l'un d'entre eux, que les néophytes franchissent le passage qui les consacrent», explique Emmanuelle Godeau.
Après son baptême, la vie de l'interne est rythmée par le rituel de la salle de garde. Dans ce lieu paradoxal que les internes décrivent eux-mêmes comme sinistre, crade, immonde, triste à crever ou sordide, voire insalubre, sous l'apparent désordre (projection de nourritures, saleté), tout est codifié et réglé par l'économe : place au moment des repas, façon de faire circuler les plats. Le manquement à la tradition donne lieu à des taxes – il est, par exemple, interdit de parler médecine, le langage de l'hôpital est mis hors jeu. C'est dans la salle de garde, où seuls sont admis les internes, que se déroulent les fêtes, les tonus, mais aussi les enterrements qui marquent la fin de la vie à l'internat. Seuls ceux qui auront été les plus actifs au cours de leur internat (les figures) seront enterrés.
Après l'internat, les Revues, vrais spectacles de music-hall préparés par les internes en exercice, vont ensuite permettre les rencontres entre anciens et nouveaux internes. Les sketches et chansons joués devant les patrons qui sont invités au spectacle sont l'occasion de les critiquer tout au long de leur carrière, de l'agrégation à la retraite.
Dans son livre, Emmanuelle Godeau ouvre au public non averti les portes de la salle de garde pour montrer comment le savoir qui se met en place en marge de l'institution est indispensable à la formation du médecin qui est le seul à être confronté «à la transgression répétée de tabous aussi forts et universels que ceux liés à la mort et à la nudité». Le rituel qui est mis en place inverse terme à terme les grands principes du savoir officiel : hyperérotisation du corps plutôt que désexualisation du rapport au corps ; bruit, vociférations et exhibitions au lieu du calme, du silence et de la décence ; saleté et désordre contre propreté et hygiène ; vocabulaire trivial et obscène plutôt que langage technique spécialisé ; égalitarisme enfin plutôt que respect des hiérarchies.
* Editions de la Maison des sciences de l'homme, collection « Ethnologie de la France », 302 pages, 19 euros.
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