« Ce 27 mars, à 1 heure du matin, j'ai dit pour lever la séance :" C'est terminé ". On a alors entendu une voix : "Non, c'est pas terminé !". Aussitôt, ce furent des tirs en rafale. Mon voisin de gauche, le premier adjoint, s'est écrié : " Qu'est-ce que c'est que cette plaisanterie ?". Mon voisin de droite, le deuxième adjoint, touché par une balle qui m'était en fait destinée, s'est mis à saigner : "Attention, c'est pas une plaisanterie !". Leurs voisins à tous les deux sont tombés, morts. Je me suis retrouvée sous la table... Non, je n'ai pas eu peur. Les enquêteurs m'ont dit que la tuerie avait duré cinquante-cinq secondes, avec un mort par seconde pendant les cinq premières secondes, mais moi j'ai eu l'impression que ça durait dix minutes. Je ne savais pas encore que le tueur voulait m'abattre, mais j'ai tout de suite pensé que j'aurais dû être tuée. Aujourd'hui, je l'ai toujours dans la tête. Je ne suis pas croyante, mais quand je vois le désastre tout autour, je sais qu'il y a certainement eu une étoile pour me protéger. »
Courage, humanité, maîtrise
« C'est dans des moments extraordinairement forts comme ceux-là que les curs se révèlent, dit Mgr François Favreau, l'évêque de Nanterre, accouru sur les lieux du drame aux premières lueurs de l'aube. Madame Fraysse, si grave, si courageuse, m'a tout de suite parlé de cette étoile qui lui a sauvé la vie. Il y a ceux qui croient en Dieu et ceux qui croient autrement... Mais nos valeurs humanistes sont les mêmes. »
Ce qu'ont dit avec les mêmes mots Jacques Chirac et Lionel Jospin, célébrant « le courage, l'humanité et la maîtrise » de l'élue.
« Quand le tireur a été maîtrisé, j'ai regardé autour de moi, reprend Jacqueline Fraysse, qui fait défiler le film, deux mois après, avec une précision d'horloge, dans un flot de mots en apparence paisible. Parmi les cadavres, les yeux grand ouverts, il y avait une vingtaine de blessés. Pour ceux qui étaient légèrement atteints, je les ai fait monter dans mon bureau, dans l'attente des secours. Quatorze sont restés sur place en attendant d'être hospitalisés. Dix étaient dans un état gravissime, avec des pronostics vitaux réservés. Des blessures abdominales, le plus souvent. Je les voyais se vider de leur sang et s'enfoncer, perdant peu à peu connaissance. Comme médecin, je ne pouvais rien faire pour eux. Totalement réduite à l'impuissance. Quand les secours sont enfin arrivés, ils ont été formidables. Tous les blessés ont été sauvés. Même Philippe Lacroix, ce conseiller qui avait une plaie au foie pour laquelle on n'arrivait pas à faire une hémostase et qui a reçu trois fois son volume sanguin ! »
Les heures et les jours suivants, la France et le monde entier découvrent la silhouette menue et droite d'une femme qui semble tenir le choc. « En fait, dans un premier temps, j'étais comme submergée de tristesse. Un poids terrible m'accablait. Je revoyais les images. Le visage de Jacotte morte, par exemple. (Jacotte Duplenne, 48 ans, l'adjointe à la jeunesse, enseignante qui s'occupait d'enfants handicapés - NDLR). Je me suis "droguée" avec des somnifères pour retrouver le sommeil. »
Un seul cauchemar
Jacqueline Fraysse se souvient d'avoir fait un cauchemar : « J'étais réveillée par le tueur, debout au pied de mon lit, il me tenait en joue avec son arme. Je réussissais à prendre la fuite, mais sur le palier, je trouvais le cadavre de mon fils qui venait d'être abattu... Le psy m'a dit qu'il ne fallait pas que je refasse un tel cauchemar. »
Parmi les innombrables témoignages reçus, ceux des confrères et, parmi eux, ceux des médecins du centre de santé Fernand-Goulène, à Argenteuil (Val-d'Oise) l'ont plus spécialement touchée. C'est dans ce centre médical que Jacqueline Fraysse consulte en sa qualité de cardiologue depuis une vingtaine d'années, tous les lundis et les vendredis (les jours où l'Assemblée nationale, en principe, ne siège pas). « Quand je suis arrivée le lundi suivant les événements, j'appréhendais les retrouvailles, je craignais que tous, ils me prennent dans leurs bras... Et puis ça a été extraordinaire : mon bureau croulait littéralement sous les fleurs. Et ils avaient préparé un livre d'or, à la jolie couverture bleue, rempli de témoignages, de mots délicats. »
« La force de ce petit bout de bonne femme est inimaginable, confie Bernadette Pouzergue, l'infirmière chef de Fernand-Goulène. Elle a tenu dans les premiers jours. Et ce n'est qu'après qu'elle a décompensé. Elle s'est juste accordée alors une semaine de répit. »
Une semaine en Hollande pour aller faire les musées à Amsterdam. « Ca me sort de mes problèmes, explique-t-elle. J'aime beaucoup les impressionnistes et je vais souvent voir les expositions. A Paris, je viens de voir les surréalistes à Beaubourg. Un peu long, mais intéressant. » Elle lit beaucoup également, surtout des biographies. « Mais pas ou très peu de politique. La politique, j'ai ma dose », sourit-elle.
Grâce à la médecine
En fait, c'est surtout la médecine qui reste sa passion. « C'est grâce à la médecine, avec mes vacations à Argenteuil, que je me suis remise des événements. C'est en soignant que je me suis soignée. »
Au départ, fille de journalistes communistes sans beaucoup de ressources, élevée à Nanterre, elle se voyait institutrice. De fait, elle a passé le concours de l'Ecole normale. « C'est en rencontrant des étudiants en médecine qui accompagnaient une colonie de vacances que j'ai décidé de bifurquer. C'est le côté humain de l'exercice médical qui m'a attirée. »
Aujourd'hui, à 55 ans, la passion pour la médecine n'est pas retombée. La politique ne l'en a jamais divertie. Pourtant, la bonne étoile électorale s'est penchée sur elle à plusieurs reprises. Chaque fois, on est allé la chercher. Dès 1971, pour se présenter comme conseillère municipale, puis en 1976 comme conseillère générale et en 1978 comme députée. Toujours sous l'étiquette communiste. Et à chaque fois qu'on l'a sollicitée, elle a posé la même condition sine qua non : « D'accord si je peux garder mes lundis et mes vendredis pour mes consultations de cardiologie. » Son minimum médical garanti. Impensable qu'elle y renonce. Et quand ses enfants disent au lycée qu'elle est députée, elle les reprend vivement : « Votre mère est médecin. C'est mon seul métier. Députée ou maire, c'est autre chose. Un mandat, ça peut s'arrêter du jour au lendemain. Pas la médecine. »
Les oreilles de Robert Hue
Ca n'empêche pas Jacqueline Fraysse d'occuper toute sa place dans ses mandats. Ainsi, à l'Assemblée nationale, quand elle ferraille sur le budget de la santé. Plutôt légitimiste par rapport aux consignes du Parti, elle sait aussi prendre ses distances quand elle estime que l'essentiel est en jeu. Lors du dernier vote du budget de la Sécurité sociale, alors que son groupe avait décidé de s'abstenir, et bien qu'elle soit porte-parole communiste pour les questions de santé, elle a voté contre. « J'ai trouvé intolérable que le gouvernement Jospin, au mépris des engagements pris et réitérés, n'ait finalement pas touché à l'assiette de la Sécu. Les placements financiers continuent d'échapper à la solidarité nationale, ce n'est pas acceptable ! »
Les oreilles de Robert Hue auront peut-être sifflé. Comme aujourd'hui encore, quand elle n'hésite pas à dire que le Parti, après la bérézina présidentielle qu'il vient d'essuyer, doit rajeunir les cadres et qu'il faut que l'actuelle direction passe la main. « Pour ma part, ajoute-t-elle, je veux bien donner un coup de main, avec l'expérience dont je dispose, mais place aux jeunes ! »
Ces jeunes qui suscitent son enthousiasme. « Après les événements, ils ont été formidables, ces jeunes de banlieue avec lesquelles les adultes ont tellement de mal à communiquer. On s'en est rendu compte aussi quand ils sont descendus dans les rues, entres les deux tours des présidentielles. En fait, ils ont les mêmes valeurs que nous. C'est juste un problème de communication entre générations. »
La politique continue. La campagne pour les législatives est lancée. Avec des primaires à gauche. « Non, ce n'est pas gagné, estime-t-elle, malgré toutes les marques de sympathie accumulées ces dernières semaines. D'ailleurs les gens me l'écrivent : ils précisent souvent dans leurs messages qu'ils ne partagent pas mes opinions politiques. »
La vie continue aussi à Fernand-Boulène. « On continue à voir arriver Jacqueline Fraysse le lundi à 9 heures au volant de sa voiture personnelle, raconte Bernadette Pouzergue. La seule différence, depuis la tuerie, c'est que les malades l'identifient pour la plupart, alors qu'auparavant très peu de gens savaient que leur cardiologue étaient maire et député. Elle prend toujours avec le même cur ses consultations. Sans jamais se laisser déranger par une urgence politique à l'extérieur. Elle s'est arrangée pour être parfaitement secondée. Et tout son travail ne l'empêche pas de veiller de près aux études de ses enfants. Quand ils étaient au collège, elle connaissait heure par heure leur emploi du temps. » Aujourd'hui qu'ils sont grands (Gilles, 25 ans, termine une école d'ingénieur informatique et Claire, 21 ans, est en médecine), elle se donne plus de temps pour s'occuper de son jardin. »
« Aux beaux jours, confie sa collègue de l'Assemblée, Muguette Jaquin, élue de La Courneuve, on se fait des barbecues au soleil. »
« Sans forcément parler politique », précise-t-elle. Nous parlons de nos préoccupations de femmes. »
La vie municipale continue à Nanterre. Mais ce soir, le conseil municipal qui va installer les nouveaux élus (les suivants sur les listes des disparus) se réunira dans la salle des congrès. Celle du conseil va être démolie et entièrement reconstruite à neuf. « Les élus ne veulent pas envisager de se rasseoir là où sont morts leurs collègues et où eux-mêmes ont été blessés. On a encore un poids qui pèse... »
Jacqueline Fraysse assure qu'elle n'a rien changé, quant à elle, dans sa manière de vivre. Simplement, la femme qui pense qu'elle devrait être morte se surprend à dire de loin en loin à ses collaborateurs : « Débrouillez-vous tout seuls. Si j'avais été tuée, vous auriez bien dû régler le problème sans moi ! »
Une proposition de loi sur le port d'armes
« C'est inadmissible que des gens puissent continuer à se promener avec des armes comme celles utilisées lors des événements ! », s'indigne le Dr Fraysse. Certes, celles du tueur auraient dû être récupérées par la police, son permis de détention n'ayant pas été renouvelé. Mais au-delà de ce dysfonctionnement administratif patent, la députée-maire de Nanterre estime indispensable de tirer les leçons de ce qui s'est passé.
« Si je suis réélue à l'Assemblée, annonce-t-elle, je déposerai une proposition de loi obligeant les adhérents des clubs de tir de laisser leurs armes dans les armoires fortes des clubs. Il faut que la sortie des armes sur la voie publique devienne strictement interdite. »
Quand on lui objecte qu'il y a bien davantage d'armes de chasse en libre circulation, Jacqueline Fraysse explique qu'aucun fusil de chasse n'aurait permis de perpétrer un massacre comparable à celui qui a été commis contre son conseil municipal.
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